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Bernard Yen : « La contribution sociale généralisée ? Il y avait mieux à faire ! »

Bernard Yen, « Managing Director » d’Aon (Mautitius), fait preuve de beaucoup de didactisme afin d’alerter sur les conséquences socio-économiques d’une taxe bien connue des Français, la contribution sociale généralisée (CSG), introduite à Maurice il y a deux ans. En toile de fond, les conséquences du vieillissement de la population mauricienne sur le régime des retraites.

L’Éco austral : Pourquoi l’État mauricien a-t-il créé la CSG ?
Bernard Yen
: Cette taxe a été introduite dans le cadre d’une supposée réforme des pensions de retraite. Elle doit permettre à l’État de verser, à partir de juillet 2023, une pension additionnelle de 4 500 roupies (95 euros) par mois aux personnes âgées de plus de 65 ans, en plus des 9 000 roupies (191 euros) par mois qu’elles perçoivent déjà, dès 60 ans, avec la Basic Retirement Pension (BRP, retraite universelle). Elle est de 4,5 % pour les employés du secteur formel touchant un salaire mensuel de base ne dépassant pas 50 000 roupies (1 063 euros) et 9 % pour les autres. L’employé y contribue pour un tiers (c’est-àdire 1,5 % ou 3 % selon son salaire) et l’employeur pour le reste (3 % ou 6 % selon le salaire). Les indépendants (self-employed) contribuent aux mêmes taux que les employés sauf que seulement 90 % de leurs revenus variables sont pris en compte et que la contribution minimale est de 150 roupies (3 euros) par mois.

Il semble cohérent d’augmenter les impôts pour augmenter les prestations sociales. Pourquoi la CSG pose-t-elle, selon vous, problème ?
À première vue, un observateur étranger pourrait dire que c’est tout à fait normal. La CSG est une taxe progressive sur les revenus : ceux qui reçoivent les revenus les plus élevés sont appelés à contribuer le plus, en particulier ceux qui sont à plus de 50 000 roupies par mois. Je n’ai aucun problème avec ce concept  de solidarité et de redistribution de manière générale. Cependant, il faut analyser l’environnement local pour mieux comprendre les objections à la CSG qui ont poussé Business Mauritius, le représentant des principaux acteurs du secteur privé, à contester, entre autres, cette nouvelle loi (en février 2022, Business Mauritius a retiré sa plainte et sa demande de révision judiciaire, mais d’autres parties poursuivent leurs plaintes au niveau constitutionnel, NDLR.) Pour moi, il y a un problème de fond.

Quel est-il ?
Tout commence en 2019 quand le Premier ministre promet que la BRP, qui était de 6 750 roupies par mois (143 euros) après déjà une généreuse augmentation effectuée quelques mois auparavant, allait être doublée pour arriver à 13 500 roupies (287 euros) en 2024 si… son gouvernement revenait au pouvoir après les élections générales de 2019. Les partis politiques de l’opposition paniquent et promettent à leur tour toutes sortes d’augmentations de la BRP, tant et si bien que le gouvernement promet de la faire passer à 9 000 roupies (191 euros) dès décembre 2019. Une mesure qui va frapper l’imagination des retraités en couple qui recevront ce mois-là 36 000 roupies (765 euros), compte tenu du treizième mois qui est payé en fin d’année ! Sans grande surprise, le gouvernement revient au pouvoir et le nouveau ministre des Finances doit trouver une solution afin que l’État puisse payer comme promis les 13 500 roupies avant la fin du mandat en 2024. On se souvient qu’en 2004, quand la BRP était à moins de 2 000 roupies (42 euros), le gouvernement d’alors avait essayé d’introduire le ciblage afin d’inverser la courbe ascendante des projections. Elles démontraient que le poids de la BRP dans l’économie allait tripler en 40 ans, passant de 2 % du produit intérieur brut (PIB) en 2000 à 6 % en 2040, si rien n’était fait !

On assiste alors à une véritable surenchère autour de la BRP ?
La mise en pratique du ciblage était maladroite et les partis de l’opposition promirent de l’annuler s’ils parvenaient au pouvoir, ce qu’ils font en 2005. Le nouveau gouvernement annonce alors une autre solution : repousser graduellement, entre 2008 et 2018, l’âge normal de la retraite de 60 à 65 ans. Les lois du travail sont amendées en conséquence et les systèmes de retraite tels que ceux du secteur public et le National Pension Fund (NPF) s’adaptent. Mais le problème principal de la BRP reste entier car, à la dernière minute, en 2006, le gouvernement décide que la BRP continuera à être payée à partir de 60 ans universellement même si les employés continuent à travailler jusqu’à 65 ans ! La seule mesure d’économie annoncée timidement : la BRP serait dorénavant indexée annuellement sur l’inflation et pas plus. À la veille des élections en 2014, les partis de l’opposition promettent de faire exception à cette règle : s’ils viennent au pouvoir, la BRP augmentera de 50 % pour arriver à 5 000 roupies (106 euros) en décembre, ce qui contribue à leur succès !

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Si aujourd’hui, 11,5 % de la population mauricienne est âgée de 65 ans, selon les Nations unies, 30 % des Mauriciens auront plus de 65 ans en 2050.  © diego_cervo/123RF

Donc, selon vous, ce sont les politiques qui ont créé ce problème ?
Oui et je ne sais pas comment le pays va inverser cette tendance malsaine d’enchères et de surenchères concernant la BRP à la veille des élections. À son crédit, l’actuel ministre des Finances a essayé d’éviter que la BRP soit augmentée à 13 500 roupies en 2024. Il annonce en 2020 que la BRP sera gelée à 9 000 roupies payables à 60 ans et la CSG viendra fournir les 4 500 roupies additionnelles à partir de juillet 2023, mais seulement pour ceux âgés de 65 ans ou plus. Cependant, la CSG risque de créer plus de problèmes que de solutions durables.

Pourquoi ?
D’abord, tout comme la BRP, la CSG est un système à répartition qui dépend grandement de la capacité de l’État à collecter suffisamment d’impôts chaque année, principalement des employés et autres acteurs productifs de l’économie, pour payer les pensions et autres prestations sociales, principalement aux retraités et autres personnes dans le besoin.  Alors que la BRP est déjà insoutenable à court et moyen termes et doit être financée par les taxes générales, la CSG va coûter presque 12 milliards de roupies par an (255 millions d’euros) en plus à partir de 2023 ! Tandis que la nouvelle taxe collectée sera de l’ordre de 7 milliards de roupies (148 millions d’euros) par an. C’est pourquoi le Fonds monétaire international (FMI) a proposé l’année dernière que la CSG paye une pension de 2 500 roupies (53 euros) au lieu de 4 500 roupies (95 euros) afin d’éviter que les taux d’imposition de la CSG soient doublés très vite. Sans compter qu’avec le vieillissement de la population – qui est inévitable et que l’on voyait venir depuis 2000 – ces même taux passeront au triple avant 2040 ! Certains estiment que l’inflation jouera en notre faveur car les 9 000 roupies et 4 500 roupies coûteront moins en valeurs réelles dans dix ou vingt ans si l’inflation continue d’augmenter de 5 % ou plus par an ! Mais est-ce vraiment une consolation de se dire que l’inflation doit nous appauvrir tous pour que ces sommes deviennent plus abordables à l’avenir ? De toute façon, la population se demande déjà pourquoi la BRP a été fixée à 9 000 roupies depuis 2020. Et certains politiciens de l’opposition se permettent même d’être irresponsables, encore une fois, en proposant que la BRP soit augmentée à 11 000 roupies (234 euros) !
Mais il y a pire. Afin de faire avaler plus facilement la pilule de la nouvelle taxe CSG, le ministre des Finances a trouvé la bonne astuce : abolir le NPF en même temps. Et cela sous prétexte que le NPF a un déficit actuariel et n’est plus soutenable.

Comment cela peut-il être possible ?
Le NPF a été mis en place, en 1976, pour les employés du secteur privé afin de réduire l’écart entre les retraités des secteurs public et parapublic qui étaient bien lotis – et le sont toujours d’ailleurs – et ceux du secteur privé qui dépendent du bon vouloir de leurs employeurs à contribuer à un fonds de pension pour leurs retraites. Le NPF obligeait ces employeurs à contribuer au minimum 6 % des salaires (jusqu’à un plafond) et leurs employés 3 % afin que les retraités puissent toucher une pension d’environ 1/3 du salaire moyen après une carrière complète, c’est à dire environ 6 000 roupies ou même plus. Le ministre s’est félicité du fait que, depuis septembre 2020, la CSG coûte moins cher que le NPF pour 80 % des employés et employeurs du secteur privé, mais il s’est bien gardé de préciser que la CSG est une taxe tandis que le NPF est une épargne ou un investissement ! Si on arrête de contribuer au NPF, on recevra tout simplement moins de pension plus tard car on aura moins épargné. Vu de cette façon, la CSG coûte plus cher pour 100 % des employés et employeurs car c’est tout simplement une nouvelle taxe !
Mais ce n’est pas fini. La CSG va verser 4 500 roupies à tous ceux qui seront âgés de plus de 65 ans, qu’ils aient ou non contribué toute leur vie. Les grands gagnants sont ceux qui sont déjà retraités ou le seront dans un proche avenir (y compris moi-même !) au détriment des plus jeunes. Non seulement ceux-ci recevront des miettes du NPF à partir des contributions faites avant septembre 2020, mais ils recevront la pension CSG de 4 500 roupies seulement avec 40 ou 45 ans de contributions… Contributions qui auraient probablement rapporté plus de 6 000 roupies sous le NPF ! Les autres gagnants de la CSG sont les employés des secteurs public et parapublic et les indépendants. Les premiers ont vu leurs salaires augmenter afin qu’ils ne souffrent pas des 1,5 % ou 3 % imposés depuis septembre 2020, tandis que leurs employeurs qui sont l’État ou les corps parapublics n’ont pas les mêmes contraintes financières que le secteur privé. Pour les indépendants, qui sont en théorie à la fois des employés et des employeurs, ils auraient dû contribuer aux taux combinés de 4,5 % ou 9 % (au lieu de 90 % de 1,5 % ou 3 % actuellement). Il ne serait pas étonnant de voir à l’avenir de plus en plus, de professionnels se « convertir » en indépendants…

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Quelle est votre conclusion ? Et surtout votre recommandation ?
Le démantèlement du NPF, qui va mourir tout doucement dans les prochaines décennies, est une tragédie au niveau national. Le déficit actuariel reste entier sans les nouvelles contributions depuis septembre 2020 et la marge de manoeuvre pour corriger le déficit est réduite. Les marchés boursiers et immobiliers risquent de sentir les effets néfastes du NPF, cherchant à liquider leurs gros investissements pour payer les pensions pendant plusieurs années. Il y avait certainement mieux à faire que d’abolir le NPF en faveur de la CSG en 2020, mais la population ne va pas nécessairement en ressentir les effets néfastes dans le court terme. Cependant, gouverner, c’est prévoir. J’espère que les autorités compétentes et la population en général comprendront les enjeux et sauront rectifier le tir à temps, surtout pour les plus jeunes.

Bernard Yen
« Il y avait certaienement mieux à faire que d’abolir le NPF en 2020. »   ©Droits réservés

Profession actuaire

Bernard Yen est actuaire et directeur général d’Aon Solutions. Il compte plus de 35 ans d’expérience, dont quinze passés chez Mercer en Angleterre et en Belgique dans le conseil aux fonds de pension et de prévoyance, aux entreprises multinationales et aux organisations internationales dans la région africaine et ailleurs. Bernard Yen a été le représentant du continent africain au Comité des actuaires de la Caisse commune des pensions du personnel des Nations unies (basée à New York et à Genève) de 2007 à 2021. Il est également administrateur non exécutif d’un certain nombre de sociétés à Maurice, cotées ou non. Il a écrit de nombreux articles pour la presse et intervient régulièrement lors de conférences et séminaires internationaux.

Une population vieillissante

Maurice, qui a achevé sa transition démographique, se distingue nettement des autres États africains et se rapproche des problématiques que connaissent la plupart des pays occidentaux. Si 11,5 % de sa population est aujourd’hui âgée de 65 ans et plus, selon les Nations unies, ce taux sera de 30 % en 2050 ! Conséquence : la population devrait connaître un recul dès 2030… Cela aura clairement des conséquences pour l’économie, car « de 4,6 actifs (âgés de 15 à 59 ans) pour un retraité (60 ans et plus) en 2014, nous passerons à 1,6 en 2054 », s’alarme Éric Ng, un économiste de « l’école autrichienne ». La Chambre de commerce et d’industrie (MCCI), résumant la situation, n’hésite pas à la décrire comme une « bombe à retardement ».