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Afrique

Comprendre la question du Soudan

Après plusieurs semaines de manifestations et alors qu’il avait décidé de briguer un nouveau mandat en 2020, le président Omar el-Béchir a été déposé par l’armée le 11 avril, c’est-à-dire par les siens. Le renversement d’Omar el-Béchir n’ayant pas calmé la contestation, c’est désormais le régime militaire qui est rejeté par la rue. Si ce dernier était contraint d’abandonner le pouvoir, les conséquences d’un tel bouleversement pourraient être considérables au point de vue de la géopolitique régionale.

À la fin de l’année 1948, les élections qui se déroulèrent au Soudan virent la victoire de l’Umma Party, qui revendiquait une indépendance séparée pour le Soudan, donc une rupture avec l’Égypte. En réaction, le 15 octobre 1951, le gouvernement égyptien décida unilatéralement d’abroger l’accord de 1899 instaurant un condominium sur le Soudan et il rattacha purement et simplement le territoire à l’Égypte, le roi Farouk devenant roi d’Égypte et du Soudan. Cette mesure, déclarée nulle par le gouvernement britannique, fut rejetée par la plupart des partis politiques soudanais. 
Au mois de février 1953, Londres mit un terme au Condominium anglo-égyptien et concéda un statut d’autonomie interne au Soudan. 
Les élections du 25 novembre 1953 donnèrent la victoire au Parti national unioniste qui militait pour l’union avec l’Égypte. Un nouveau retournement de situation se produisit en 1954 quand le Parti national unioniste se prononça pour l’indépendance sans liens avec l’Égypte, et cela en raison de la mise à l’écart du général Néguib, soudanais par sa mère, et de la politique d’élimination des Frères musulmans en Égypte.
L’indépendance du Soudan anglo-égyptien devenu République du Soudan eut lieu le 1er janvier 1956. Le nouvel État fut dirigé par les arabo-musulmans du Nord qui tentèrent de faire l’unité du pays à travers un slogan : « Une seule langue : l’arabe ; une seule religion : l’islam ». Ne voulant être ni arabisés, ni islamisés, les sudistes se soulevèrent.
En 1958, à Khartoum, le général Ibrahim Abboud prit le pouvoir avant d’en être chassé en 1964 par une révolte animée par les étudiants. Durant cinq ans, le pays connut un régime parlementaire.

Le général Omar Hassan el-Béchir au pouvoir depuis 1989

Le 25 mai 1969, le général Djafar al-Nimeiry fit un coup d’État. Dans un premier temps, il pourchassa les Frères musulmans et se rapprocha des Etats-Unis. En 1971, le puissant parti communiste soudanais échoua dans une tentative de soulèvement ; le général Nimeiry en profita pour éliminer les cadres de ce parti et pour emprisonner des milliers de ses militants. Le général Nimeiry qui avait fondé l’Union socialiste soudanaise (USS) résista ensuite à plusieurs tentatives de coup d’État, dont celui de juillet 1976 mené par les Ansar qui se réclamaient de l’héritage du Mahdisme.
En 1977, le général Nimeiry appela à la réconciliation nationale, ce qui se traduisit par une réorientation du régime vers l’islamisme militant. C’est ainsi que Sadek el Mahdi, descendant du Mahdi et alors en exil, fut autorisé à revenir au Soudan, tandis que les Frères musulmans d’Hassan el Tourabi se fondaient dans l’USS devenu parti unique. 
Le 8 septembre 1983, le gé-néral Nimeiry, promu entre-temps maréchal, institua la charia afin de bénéficier de l’appui des Frères musulmans, mais cette tentative de faire du Soudan une République islamique fut rejetée par le Parlement.
Le 6 avril 1985, le maréchal Nimeiry fut renversé par un coup d’État dirigé par le général Dahab. Des élections eurent lieu au mois d’avril 1986 pour élire les 260 députés de l’assemblée nationale. Les Frères Musulmans obtinrent 50 sièges, l’Oumma (Umma) de Sadek el Mahdi 99, et le DUP (Parti unioniste démocratique) 63. Le 6 mai 1986, le général Dahab, remit le pouvoir à un gouvernement civil dirigé par Sadek el Mahdi qui devint Premier ministre. 
Le 16 novembre 1988, le DUP et l’ALPS (Armée de libération du peuple soudanais), principal mouvement sudiste, signèrent un accord d’alliance aux termes duquel la charia serait abolie, l’état d’urgence levé, un cessez-le-feu appliqué et une conférence constitutionnelle convoquée. Au mois de mars, l’accord fut adopté par le gouvernement et approuvé le 3 avril 1989 par l’Assemblée constituante par 128 voix contre 23.

Les deux Soudan

Un pays affaibli par l’indépendance du Soudan du Sud

Les travaux préparatoires à la conférence constitutionnelle devaient se tenir le 4 juillet. Afin qu’ils n’aient pas lieu, le 30 juin 1989 le général Omar Hassan el-Béchir fit un coup d’État d’inspiration islamiste et il renversa Sadek el Mahdi. Le Conseil révolutionnaire pour le salut national qui fut formé supprima toutes les libertés, suspendit les institutions démocratiques et déclara l’état d’urgence. Hassan el-Tourabi devint l’idéologue du régime.
Le Soudan devint ensuite un État paria. En 1991, l’Union européenne suspendit sa coopération puis, en 1993, Washington inscrivit le pays sur la liste des États terroristes. Le 26 avril 1996, le général el-Béchir ayant refusé de livrer les auteurs présumés de l’attentat commis le 26 juin 1995 à Addis Abeba contre le président égyptien Hosni Moubarak, le Conseil de sécurité de l’ONU imposa des sanctions diplomatiques.
En 1999, voulant rétablir une image plus présentable de son pays, le président el-Béchir écarta Hassan el-Tourabi. Cette décision ne lui permit cependant pas de sortir de son isolement car, à partir de 2003, au Darfour, les milices gouvernementales, les tristement célèbres janjawid, se livrèrent à de terribles exactions, provoquant l’émoi des pays occidentaux. 
Le 31 mars 2005, par la Résolution 1593, le Conseil de sécurité de l’ONU demanda ainsi à la Cour pénale internationale (CPI) d’engager des poursuites à l’encontre des res-ponsables soudanais. Au mois d’août 2006, l’ONU vota le dé-ploiement de plus de 20 000 Casques bleus et, le 4 mars 2009, la CPI lança un mandat d’arrêt contre le président soudanais Omar el-Béchir accusé de crimes de guerre et crime contre l’humanité.
Affaibli par la guerre du Sud et déstabilisé par les conséquences humanitaires et politiques du conflit du Darfour, le régime islamiste de Khartoum fut acculé à composer avec la rébellion sudiste. Le 9 juillet 2005, des accords de paix furent signés qui prévoyaient la tenue d’un référendum portant sur le statut futur du Sud Soudan. La guerre du Soudan du Sud était officiellement terminée. Puis, au début du mois de janvier 2011, 98,83 % des habitants de la région se prononcèrent pour l’indépendance qui intervint le 9 juillet 2011.
Les évènements qui secouent le Soudan du Nord sont observés avec une grande attention dans toute la sous-région :
– L’Arabie saoudite et les Emirats craignent de perdre un allié de poids dans la guerre qu’ils mènent au Yémen contre les alliés de l’Iran.
– L’Egypte, qui considère toujours le pays comme son arrière-cour, suit avec une attention particulière le posi-tionnement da la branche locale des Frères musulmans, organisation qu’elle combat farouchement sur son territoire.
– Le Soudan du Sud, qui est toujours en conflit frontalier avec son ancienne métropole, observe l’évolution de la situation à Khartoum.
– Le Tchad et la Centrafrique sont parmi les premiers à être concernés par un éventuel chan-gement de régime au Soudan.
– Quant à la Russie, à laquelle le président Omar Hassan el-Béchir avait promis l’octroi d’une base navale dans la région de Suakin, elle craint de perdre son principal allié historique dans la Corne de l’Afrique.

Les contradictions du régime soudanais
Omar el-Béchir et son mentor Hassan el-Tourabi mort en 2016, étaient des Frères musulmans, mais, avec une lecture particulière des préceptes puisque l’islam du régime soudanais s’inspire du mahdisme que combat la confrérie, impose l’excision clitoridienne, pratique la flagellation et la peine de mort par lapidation et crucifixion. Le régime soudanais n’en est d’ailleurs pas à une contradiction près. Il aide ainsi militairement l’Arabie saoudite, ennemie mortelle des Frères musulmans dans la guerre du Yémen contre des alliés de l’Iran et, en même temps, il a loué pour 99 ans une base navale à la Turquie qui parraine la confrérie… Tout en étant bénéficiaire d’importants investissements saoudiens et émiratis. Sommes-nous en présence d’une politique opportuniste ou d’une totale indépendance ?
L’or ne remplace pas l’or noir
L’effondrement de l’économie soudanaise est liée à la perte des puits de pétrole du Soudan du Sud, puis à l’effondrement des cours des années précédentes. Face à la crise, en 2018, le FMI intervint et imposa des mesures d’économie qui provoquèrent une inflation de 70 % et un triplement du prix du pain. D’où l’actuelle révolution. L’espoir des autorités de Khartoum réside dans la production d’or, le pays étant depuis 2017 le troisième producteur mondial après l’Afrique du Sud et le Ghana, et juste devant le Mali. Cependant, ce ne sont pas les 400 millions de dollars que l’or rapporta en 2017 qui peuvent compenser la perte des puits pétroliers du sud Soudan.
Bernard Lugan
Historien français spécialiste de l’Afrique où il a enseigné durant de nombreuses années, Bernard Lugan est l’auteur d’une multitude d’ouvrages dont une monumentale Histoire de l’Afrique. Parmi les plus récents, on peut citer Mythes et manipulations de l’histoire africaine, L’Atlas historique de l’Afrique des origines à nos jours et Les guerres du Sahel des origines à nos jours. Il a été professeur à l’École de guerre, à Paris, et a enseigné aux écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan. Il a été conférencier à l’Institut des hautes études de défense national (IHEDN) et expert auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda-ONU (TPIR). Il édite par Internet la publication mensuelle L’Afrique Réelle.