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DOMINIQUE WOLTON : « Face à la pandémie de covid-19, l’illusion de la transparence a piégé les politiques »

L’Éco austral : Qui aurait pu imaginer il y a encore six mois que la moitié de l’humanité aurait été contrainte d’être assignée à résidence, d’être confinée. Même le conseil de sécurité de l’ONU n’aurait pas pu faire cela. Qu’est que cela signifie de notre époque ?
Dominique Wolton : Selon moi, cette réaction si violente s’explique par différents facteurs. Tout d’abord, cette pandémie a touché avant tout les pays riches. Ils ont paniqué devant ce virus qui était inconnu et hasardeux dans sa forme de contamination. Tous ces éléments ont conduit à faire peur, vraiment peur, aux pays riches. Deuxièmement, c’est la question de la place de la mort dans nos sociétés et notre imaginaire. On avait fini par l’occulter, voire l’oublier. La voir ressurgir comme cela, dans un effet boomerang, nous est devenu, au sens littéral, insupportable. Troisièmement, ce qui est à la fois inexplicable et qui restera dans les annales est que le monde entier s’est arrêté. Cette véritable panique mondiale s’est accélérée par les effets de la mondialisation de l’information. La grippe de Hong Kong, qui a frappé le monde en 1969, a été oubliée car il n’y avait pas tous ces réseaux et ces chaînes d’information qui suivent à la minute ce qui se passe… ou pas. Sur ce point, je suis à contre-courant de ceux qui pensent qu’avec la mondialisation de l’information, on a su très vite ce qui se passait. L’accélération de la diffusion de l’information s’est faite, ce qui est important dans un conformisme et un suivisme irrationnel.
Paradoxalement, dans notre société hyper informée - avec comme point d’orgue les points de presse quotidiens sur la situation de la pandémie - cette crise est le terreau de toutes les théories complotistes. Comment expliquez-vous cela ? Surtout que peut faire la presse ?
Pendant longtemps on a cru que plus il y aurait d’informations et plus il y aurait de vérité. Or on s’aperçoit, depuis une vingtaine d’années, que plus il y a d’informations, plus il y a de rumeurs et plus il y a des fake news ! Autrement dit, on a lutté pour la liberté d’information et on s’aperçoit que, lorsqu’elle existe, elle ne fait pas avancer la vérité car les gens sont intéressés par les rumeurs, par les réseaux sociaux et maintenant par la possibilité de créer des fake news. Cela a pour conséquence que les journalistes vont devoir bien mieux défendre leur métier car plus il y a d’informations et plus il faut de journalistes. Contrairement à ce qu’on dit, tout le monde ne peut pas devenir journaliste. Bien sûr, ces journalistes font plus ou moins bien leur travail, mais ils font leur métier qui consiste à distinguer jour après jour ce qu’on doit retenir. D’ailleurs, il faut distinguer expression et information. Ce qu’on publie sur les réseaux n’est pas forcément intéressant. Quand tout le monde s’exprime, qui écoute ? C’est ce que j’appelle des soliloques (discours d'une personne qui se parle à elle-même ou qui pense tout haut - NDLR) interactifs ! La technique nous permet une révolution de l’information mais pas la communication humaine. Ce ne sont pas les réseaux qui font la guerre, mais les hommes qui utilisent ces réseaux dans toutes leurs folies ! Concernant la puissance des fake news, je me demande si, par-delà leur caractère scandaleux, au fond, ce n’est pas une stratégie d’évitement des êtres humains ! Je m’explique : nous sommes tellement bombardés et mis sous pression par un flux continu d’informations – cette surinformation - que les êtres humains, par une volonté de se réapproprier, voire de contre-attaquer, inventent ces fausses informations (infox) pour redevenir acteurs.
Pour éviter les fake news, la figure de l’expert est devenue incontournable. Or, pour vous, décider n’est pas le rôle des scientifiques. Quelle attitude doit donc avoir le politique ?
Au nom de la transparence – ce qui est pour moi une ineptie car personne ne peut être totalement transparent –, on a multiplié les points de presse qui, en plus d’être anxiogènes, ont été inefficaces. Or cela s’est retourné contre les politiques car ils ne maitrisaient rien. Le pire a été, en France, le scandale du manque de lits, puis ceux des tests et de la pénurie de masques dont on a détruit une partie des stocks. Ces politiques se sont piégés eux-mêmes avec cette illusion de la transparence, d’autant plus qu’avec les réseaux sociaux, on a tout découvert. Cela a entraîné une méfiance et même une colère. La grande erreur est de croire que les citoyens réclament aux politiques d’être transparents alors qu’ils leur demandent « simplement » d’agir.
Pour prendre la défense de nos gouvernants, il faut souligner que nous sommes confrontés à une situation sans précédent. D’autant plus que les « sachants » eux-mêmes ne sont pas d’accord ?
Les relations entre les experts et le pouvoir apparaissent comme conflictuelles. Ce n’est pas nouveau et cela reste complexe. Devant cette pandémie, les gouvernants se sont légitimement tournés vers les experts, mais leur erreur a été de trop les mettre en avant. Or il est évident qu’il y a des logiques différentes entre les scientifiques et les politiques. Pour faire simple, dans l’espace démocratique actuel, il y a cinq logiques conflictuelles qu’il va falloir arbitrer. Un, les scientifiques qui pensent sur le long terme ; deux, le secteur médical qui se situe à la fois dans le court et le long termes ; trois, les médias qui, avec leur vitesse de diffusion, imposent cette tyrannie de l’événement qui met la pression sur tous les autres acteurs ; quatre, l’opinion publique qui a sa propre temporalité et enfin, la cinquième, qui est la plus complexe : la logique politique. Or c’est cette dernière qui est défaillante. Encore une fois, elle est victime du diktat de la transparence. Pour moi, c’est une perversion de la démocratie. Cette perversion s’incarne dans cette incantation : « Les gens ont le droit de savoir ». Je réponds non et non car ce soi-disant droit est manipulé par ceux qui produisent et vendent de l’information. Car, si l’information est une valeur, c’est aussi une marchandise !

Dominique Wolton
Licencié en droit et diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, docteur en sociologie, Dominique Wolton est directeur de la Revue internationale Hermès, qu’il a créée en 1988 (CNRS Éditions). C’est surtout l’un des meilleurs spécialistes des médias et de la communication politique. Pour lui, l’information et la communication représentent l’un des enjeux politiques majeurs du XXIe siècle, et la cohabitation culturelle est un impératif à construire comme condition de la troisième mondialisation.