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GÉRARD ETHÈVE SORT DE SON SILENCE « La France doit décréter un état d’urgence aérien pour l’Outre-mer »

L’ancien patron d’Air Austral suit l’actualité aérienne avec une passion intacte. Pour « L’Éco austral », Gérard Ethève a accepté de sortir de sa réserve, inquiet « des menaces grandissantes qui pèsent sur la desserte aérienne de l’Outre-mer et plus particulièrement sur celle de notre île ».

L’Éco austral : Vous avez très rarement pris la parole depuis votre départ d’Air Austral, en 2012. Comment allez-vous, à la veille de votre 92ème anniversaire ?
Gérard Ethève
: Malgré quelques problèmes dits de jeunesse, je continue à suivre avec la plus grande attention l’actualité aérienne mondiale, européenne, française et bien sûr régionale. Depuis mon départ d’Air Austral, le 30 avril 2012, je n’ai pas cessé, un seul jour, d’analyser les évolutions de l’industrie aéronautique et du transport aérien. Je n’ai jamais décroché, je suis resté, comme on dit, dans le bain ! 

Une question nous brûle évidemment les lèvres : quelle est votre analyse de la situation d’Air Austral ? 
Au risque de vous décevoir, je ne suis pas en mesure de vous répondre, parce que je ne connais plus les paramètres de fonctionnement de l’entreprise, en termes d’engagements pour la flotte et de montant des loyers, de composition des charges de personnel, etc. Il revient aux administrateurs de la compagnie, qui ont validé les décisions prises au cours des dernières années, et aux actionnaires qui ont pris les commandes de la Sematra il y a quelques mois, de faire cette analyse. Ils disposent, je suppose, de toutes ces données, 
Je me suis exprimé en 2015 dans mon ouvrage autobiographique, Ailes Australes, au sujet de ma démission qui était en fait une éviction voulue par le président du Conseil régional de l’époque. Mais depuis dix ans, j’ai tenu à ne pas commenter l’évolution de la compagnie que j’ai contribué à créer. La critique est toujours très facile de la part d’un ancien dirigeant. J’accepte aujourd’hui de parler à L’Éco austral parce qu’il s’agit d’un titre sérieux de la presse économique régionale et je n’oublie pas qu’il m’a honoré en m’élisant manager de l’année en 1998. Ce sont aussi les circonstances exceptionnelles que nous vivons, à cause de la pandémie de covid-19, qui me poussent à proposer un éclairage de la situation, non au sujet d’Air Austral, mais plus globalement à propos de la desserte aérienne de l’Outre-mer. 

Estimez-vous toutefois qu’un rapprochement avec une autre compagnie, notamment Corsair, comme le souhaite l’État, ou French Bee comme le propose cette dernière, serait une bonne chose ?
Je vais d’abord vous répondre par une boutade au sujet des alliances entre compagnies aériennes, sous forme d’une histoire drôle qui se raconte depuis longtemps dans le milieu. C’est celle d’une poule et d’un cochon qui décident de travailler ensemble pour produire des oeufs et du jambon. L’accord est conclu, quand le cochon se rend compte du piège : « Toi tu peux produire des oeufs tous les jours, dit-il à la poule, mais moi, pour produire des jambons, je dois y passer ! ». « Eh oui, répond la poule, c’est cela, une alliance… ». 
Plus sérieusement, je pense qu’un rapprochement avec les compagnies que vous citez mérite d’être étudié, à condition qu’il ne soit pas un marché de dupes pour Air Austral. Pourquoi pas avec Corsair, s’il lui permet de se renforcer sur les Antilles en libérant partiellement ses potentiels sur La Réunion, et à Air Austral d’en profiter pour se renforcer sur la Métropole ? Ou pourquoi pas avec French Bee, comme le suggère Marc Rochet, si les deux entreprises décident d’une gestion commune pour cibler chacune un marché distinct : celui du low-cost pour French Bee et celui de la clientèle qui demande une prestation de plus haut niveau pour Air Austral ? J’espère seulement que les 20 millions d’euros supplémentaires de prêt que la Commission européenne vient d’au- toriser laisseront le temps voulu pour trouver des solutions.
 

« Ailes australes, une histoire réunionnaise », le livre de Gérard Ethève, a été publié aux éditions Epica en 2015.  Photo : Guillaume Foulon
 

Quels enseignements doit-on tirer, selon vous, de cette crise sanitaire pour la desserte de La Réunion et des autres départements d’Outre-mer ? 
Des menaces grandissantes pèsent sur la desserte de l’Outremer. Aucune compagnie présente sur ces routes n’est capable de faire face aux conséquences catastrophiques de la crise sanitaire, du fait de la réduction considérable de l’activité. Une entreprise qui perd brusquement la moitié de son chiffre d’affaires ne peut pas survivre. L’État est intervenu, mais combien de temps continuera-t-il à le faire ? Et pendant combien de temps se feront sentir les conséquences de la crise ? Devant ces incertitudes, nous avons des transporteurs qui ont été considérablement fragilisés par la libéralisation de la desserte des Outre-mer ; le moindre caillou sur le chemin peut suffire à les renverser. Cette concurrence, qui a fait baisser les prix, s’est en revanche révélée mortelle pour de nombreuses compagnies depuis un quart de siècle. Autrefois, l’État s’assurait que l’offre aérienne sur les DOM correspondait à la demande. Ce n’est plus le cas. J’estime aujourd’hui que la gravité de la crise exige de reconsidérer les principes qui régissent une desserte vitale pour plusieurs territoires, à commencer par La Réunion. L’État devrait à mon avis décréter un état d’urgence aérien sur l’Outre-mer afin de pouvoir réguler l’activité jusqu’à la fin de la crise. Les majors ont plus que jamais les moyens de ne faire qu’une bouchée des plus faibles. La situation devient complètement illogique : l’argent de l’État, qui vise à les sauver, incite les compagnies à se livrer une concurrence qui risque fort de tuer certaines d’entre elles ! 

La crise sanitaire a également des impacts majeurs sur les compagnies aériennes de la zone (Air Madagascar, Air Mauritius, Air Seychelles…). Comment voyez-vous l’avenir des dessertes régionales quand on pourra enfin voyager sans contraintes entre les îles ? 
Il faut différencier les activités de ces compagnies. Sur le plan régional, la covid est en train de porter un coup très rude au trafic. Celui-ci avait progressé au cours des trois dernières décennies essentiellement grâce à l’augmentation du pouvoir d’achat des Réunionnais, qui leur a permis de partir en vacances dans la région. Hormis le tourisme, les échanges économiques ne se développent quasiment pas entre La Réunion et les pays voisins ou l’Afrique du Sud. Il faut dire que les habitants de ces pays n’ont pas librement accès à notre territoire, qui se protège de l’immigration en imposant des visas. Des dirigeants de grands groupes mauriciens ou malgaches doivent obtenir un visa pour venir travailler une journée chez nous ! Au mieux, à la fin de la crise, le flux touristique se rétablira progressivement. 
Sur le long-courrier, Air Mauritius et Air Madagascar étaient déjà en difficulté, suite à des gouvernances très particulières et une gestion dépassée. Et comme leur État respectif ne peut pas ou ne veut pas les sauver, leur existence même sera remise en cause. En tout état de cause et compte tenu de cette situation, les billets risquent de devenir hors de prix sur les vols inter-îles et long-courriers ces prochaines années.
 

Gérard Ethève a accepté de sortir de son silence et d’accorder un entretien exclusif à « L’Éco austral ». Un entretien réalisé par Bernard Grollier.
Gérard Ethève a accepté de sortir de son silence et d’accorder un entretien exclusif à « L’Éco austral ». Un entretien réalisé par Bernard Grollier.  Photo : Guillaume Foulon
 

Pensez-vous que l’aéroport de Pierrefonds survivra à la crise ?
L’avenir de Pierrefonds sera conditionné par le maintien ou non du soutien public à cet aéroport. Le trafic qu’il recevait avant la crise sanitaire n’était pas suffisant pour permettre son équilibre. Il faudrait pour cela qu’il puisse avoir une activité rémunératrice de trafic long-courrier. Mais la longueur de la piste ne permet pas le décollage de gros porteurs à pleine charge. Aujourd’hui, la survie de Pierrefonds est uniquement dépendante de la bonne volonté de ses financeurs. 

Avec le recul, pensez-vous toujours que le projet Outremer 380 aurait été une bonne chose pour la desserte de La Réunion et des Antilles ? 
Le projet Outre-mer 380, consistant à opérer entre Paris et les DOM avec des Airbus A380 densifiés, n’était finalement qu’une préfiguration du low-cost long-courrier que French Bee a lancé sur Paris-Réunion en 2017 et poursuit aujourd’hui en achetant des A350 de 480 sièges. Évidemment, s’il avait abouti, il n’aurait pas été sans conséquence pour les autres compagnies présentes sur ces lignes, à commencer par Air Austral qui aurait perdu une partie de son activité. J’avais bien sûr intégré ce paramètre. L’A380 était l’outil qui permettait de faire baisser les tarifs et de générer un nouveau marché. Cet appareil avait une vocation d’avion démocratique et je suis persuadé que si notre projet s’était concrétisé, il aurait conduit Airbus à faire évoluer son offre dans ce sens. Mais Outremer 380 aurait eu un tel impact qu’il a fait naître des oppositions à tous les niveaux et l’État l’a sans doute trouvé trop dangereux pour certains transporteurs. Ces oppositions m’ont apporté la preuve que j’avais raison. 

Depuis le début du mois de janvier et pour quelques semaines, Etihad Airways assure des rotations entre Abou Dabi et Saint-Denis. L’arrivée d’une compagnie du Golfe sur La Réunion est-elle inéluctable ? 
Quand j’étais aux affaires, j’ai rencontré les dirigeants de toutes les compagnies du Golfe et j’en ai conclu que La Réunion, en tant que destination, ne les intéressait pas. Seules les destinations capables de remplir au moins un vol par jour les intéressent ; pour de multiples raisons, un tel niveau de trafic entre notre île et le Moyen-Orient n’est pas atteignable aujourd’hui, sauf à imaginer que l’escale dans un pays du Golfe ne soit qu’une étape vers la Métropole. L’ouverture d’une telle route serait évidemment une catastrophe pour les opérateurs actuels sur Paris-Réunion !
 

En 1998, Gérard Ethève était nommé « Manager de l’année » par un sondage organisé par « L’Éco austral » auprès des chefs d’entreprise réunionnais.
En 1998, Gérard Ethève était nommé « Manager de l’année » par un sondage organisé par « L’Éco austral » auprès des chefs d’entreprise réunionnais.
 

Vous qui êtes à l’origine de la desserte aérienne commerciale de Mayotte, en 1977, comment voyez-vous son avenir ?
Excellente question ! Mayotte a été, comme vous le dites, le socle du développement d’Air Austral, après avoir été à l’origine de l’activité commerciale régulière de Réunion Air Service, que j’ai créée, puis d’Air Réunion. Aujourd’hui, le trafic mahorais explose, la ligne Dzaoudzi-Paris est, je l’imagine, en voie d’autosuffisance et de rentabilité. Elle doit s’avérer précieuse, ces temps-ci, pour permettre à Air Austral de fonctionner. Mayotte a, en quelque sorte, accédé à son autonomie aérienne. En effet, le trafic entre Dzaoudzi et Saint-Denis a longtemps été alimenté dans des proportions importantes par le trafic Mayotte-métropole, La Réunion n’étant qu’une escale. À tel point que le Dzaoudzi Saint- Denis devient moins stratégique pour Air Austral, ce qui explique peut-être le positionnement d’Ewa sur la ligne.

Une vie pour l’aérien

Dans son ouvrage publié en 2015, Ailes australes, Gérard Ethève retrace un parcours aéronautique commencé le jour de son baptême de l’air, en 1952, au-dessus du petit aéroport de Maperine. Il a alors 22 ans et devient rapidement une personnalité incontournable de l’aéro-club Roland-Garros. En 1959, il fonde sa propre structure, l’aéro- club Marcel-Goulette, et lance quelques années plus tard une activité de desserte ponctuelle des « îles météo ». À la demande des autorités, il assure la relève des météorologistes qui font alors fonctionner les stations de Tromelin, des Glorieuses, de Juan de Nova et d’Europa. 
En 1974, il fonde Réunion Air Service (RAS), la première compagnie aérienne commerciale de l’île. RAS prend le relais pour desservir les îles Éparses et se dote en 1977 d’un premier hélicoptère pour lancer une activité de travaux aériens, puis de survols touristiques qui connaîtront un grand succès. En 1977, à la demande du gouvernement français, Gérard Ethève relève un défi audacieux : l’ouverture d’une ligne régulière entre La Réunion et Mayotte, en exploitant un Hawker-Siddeley 748 de 32 sièges, capable d’emporter une tonne de fret. RAS permet le désenclavement de Mayotte, qui a refusé l’indépendance autoproclamée de ses voisines comoriennes. Le trafic grandit au fil des années. 
Mais en 1985, malade, Gérard Ethève doit se séparer de RAS, rebaptisée Air Réunion l’année suivante. Rétabli, il devient consultant. Le président du Conseil régional, Pierre Lagourgue, s’appuie sur ses compétences pour gérer divers dossiers dont, celui, majeur, de la création d’une compagnie régionale. La construction de la piste longue, à l’aéroport de Gillot, rendra bientôt inutiles les escales intermédiaires d’Air France sur les autres îles de l’océan Indien. La compagnie nationale, la Région et le Département de La Réunion décident de s’allier pour maintenir la présence des ailes françaises dans la zone. Air Austral voit le jour fin 1990, Gérard Ethève en prend les commandes. La compagnie reprend le Fokker d’Air Réunion et se dote d’un premier Boeing 737. Elle connaîtra dès lors un développement continu en tissant progressivement son réseau entre toutes les îles de l’océan Indien, jusqu’en Afrique du Sud.
En 2003, malgré l’hostilité d’Air France qui revendra ensuite ses parts, Air Austral relève le défi du long-courrier et ouvre avec succès sa ligne Saint-Denis–Roissy. La compagnie devient un acteur économique majeur de La Réunion. Après celle de Pierre Lagourgue, Gérard Ethève a obtenu la confiance de Paul Vergès, devenu président de la Région, pour continuer à piloter le développement d’Air Austral. Désormais détentrice de solides parts de marché sur Réunion- Paris, la compagnie réunionnaise ouvre la route de l’Asie (Bangkok) et de l’Océanie (Sydney et Nouméa), travaille à l’ouverture d’une ligne directe Paris-Mayotte et monte un projet révolutionnaire de desserte de La Réunion et des Antilles avec des Airbus A380 de 810 sièges. Mais à partir de 2010, les nuages noirs s’accumulent à l’horizon. Le prix du carburant ne cesse de monter d’une façon préoccupante. Au terme de l’exercice 2010-2011, Air Austral commence à perdre de l’argent (1,9 million d’euros). Les difficultés continuent de s’empiler et le prix du kérosène à monter, alors que les politiques, principaux actionnaires de l’entreprise, se déchirent. Didier Robert, devenu président de Région, cherche à tout prix à évincer Paul Vergès, qui a conservé la présidence du conseil de surveillance. Gérard Ethève échoue pour sa part à obtenir l’augmentation du capital, qu’il n’a cessé depuis longtemps de réclamer et désormais exigée par les banques pour financer les développements à venir d’Air Austral. « L’extrême faiblesse de notre capital ne nous permettait plus de faire face aux circonstances exceptionnelles que nous rencontrions », écrirat- il dans son livre. Début 2012, Paul Vergès est débarqué par son adversaire politique. Les pertes de la compagnie dépassent les 40 millions d’euros au terme de l’exercice 2011-2012. Le précieux renfort financier dont Air Austral avait besoin pour passer la vague ne vient qu’au milieu de l’année 2012, une fois Gérard Ethève poussé dehors à son tour.