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Réunion

Ibrahim Patel le conquérant

Certains se moquent de son français approximatif et de ses interminables discours. Mais il s’est montré fin tacticien, aujourd’hui bien implanté à la présidence de la CCI, élu de la Région et peut-être maire de Saint-Paul en 2020…

36 à 0. Au rugby, ça s’appelle une déculottée.C’est le score réalisé par l’alliance concoctée par Ibrahim Patel, président sortant, lors des dernières élections à la Chambre de commerce et d’industrie de La Réunion (CCIR) en novembre 2016. Trente-six élus pour trois partenaires : la CPME (Confédération des PME), la CAPEB (Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment) et la Fédaction, l’organisation d’Ibrahim Patel qui fédère des associations de commerçants et d’artisans et des syndicats sectoriels. Rien pour le MEDEF (Mouvement des entreprises de France) qui a pâti du bon score réalisé par la liste indépendante présentée par Bruno Cohen. Il est vrai que ce dernier a soigné sa communication avec un budget non négligeable. 

LA PROXIMITÉ AVEC LES PETITES ENTREPRISES

Pour le président sortant, qui a été réélu, cette seconde mandature s’annonce plus sereine même si la Chambre n’est pas sortie d’une situation économique difficile. Plus sereine car l’alliance a mûri son programme pour lequel elle s’est fait élire et propose une vraie stratégie régionale baptisée « Trajectoire TPE/PME ». Est-ce à dire que les grosses entreprises, et notamment les entreprises industrielles (le « I » de CCI), se retrouvent délaissées ? « Absolument pas, répond Ibrahim Patel. De grosses sociétés de distribution nous soutiennent. Et d’ailleurs, dans l’industrie, la grosse majorité des entreprises sont des PME (1). Je rappelle aussi que 94% du tissu économique de La Réunion est constitué de TPE. Mais pour nous, il n’y a pas de distinction, on ne cherche pas à savoir d’où viennent nos voix. Nous savons seulement que si les chefs d’entreprise ont voté pour nous, c’est que nous étions à leur côté. » La proximité avec les petites entreprises, c’est le leitmotiv d’Ibrahim Patel depuis qu’il s’est lancé, dans les années 90, dans la défense des commerçants et artisans de Saint-Paul. Au point de prendre position à plusieurs reprises contre l’implantation de grandes surfaces et de centres commerciaux. Mais la CCI n’a plus le pouvoir aujourd’hui de bloquer les projets, n’intervenant pas au sein de la Commission départementale d’aménagement commercial (CDAC) qui examine les demandes d’autorisation commerciale. La CDAC est présidée par le préfet et composée de sept élus, dont le maire de la commune d’implantation, et de quatre personnalités qualifiées en matière de consommation, de développement durable et d’aménagement du territoire. « Nous ne pouvons que sensibiliser les maires car ce sont eux qui ont la main. Nous ne sommes pas opposés systématiquement à la grande distribution qui répond à des besoins, mais on ne peut pas la laisser se développer en périphérie tout en négligeant les centres-villes et les écarts. Sinon, il y aura plus d’emplois détruits que d’emplois créés. Par exemple, le projet de centre commercial avec l’enseigne Carrefour, à la ZAC Renaissance, va détruire les commerces des Hauts, mais le maire de Saint-Paul a acté un avis favorable au projet. » 

LE VIRUS DE LA POLITIQUE

Une pique à l’adresse de celui que le président de la CCI pourrait bien affronter aux élections municipales en 2020. Il ne s’en cache pas et son goût pour la politique remonte à 1995 lorsque son mentor était alors Jean-Paul Virapoullé. Il a été conseil municipal et adjoint au maire de Saint-Paul de 1995 à 1997, lors du premier mandat de Joseph Sinimalé, puis réélu en 2001 sur la liste d’Alain Bénard (2). Cet engagement politique va de pair avec son implication dans le monde socio-professionnel et lui donne un profil atypique. On le retrouve en effet, aujourd’hui, élu à la Région et président de la CCI. Quand on sait que la Région a vu son rôle renforcé par la loi NOTRe (Nouvelle organisation territoriale de la République) en matière de développement économique, on comprend l’intérêt de cette double casquette. La Région est responsable de la politique de soutien aux petites et moyennes entreprises et aux entreprises de taille intermédiaire. Et c’est à cette collectivité qu’on doit le Schéma régional de développement économique, d’innovation et d’internationalisation (SRDEII) qui fixe les orientations régionales pour une durée de cinq ans. Mieux vaut être de la partie pour Ibrahim Patel, meilleur tacticien que son prédécesseur Eric Magamootoo qui avait présenté sa propre liste aux élections régionales de 2010. Sa défaite au premier tour l’avait conduit à soutenir Didier Robert au second tour. Plus réaliste, Ibrahim Patel n’a pas voulu faire bande à part et a pu obtenir une place sur la liste du président sortant de la Région Réunion, réélu plus facilement qu’on ne pensait en décembre 2015. Bonne pioche pour le président de la CCI qui a du flair et réussit un parcours impressionnant. 

UN VÉRITABLE SELF-MADE-MAN

Après avoir quitté l’école en classe de 4ème, il devance un peu plus tard l’appel sous les drapeaux pour effectuer son service militaire, puis se lance dans le commerce de pièces détachées et d’automobile, à Saint-Paul. Une activité qui le conduira assez vite à militer pour les commerçants saint-paulois avant d’élargir son audience à toute La Réunion. L’homme est ambitieux mais sait prendre du recul et conclure les alliances nécessaires, voire même les compromis. Sa Fédaction a pris du poids et on le retrouve élu à la CCIR dès 2004 avant d’en prendre la présidence en 2010. Une première mandature pas vraiment convaincante si l’on s’en réfère au jugement de la Chambre régionale des comptes émis en novembre 2016 : « Confrontée à la perte de ses deux activités majeures (port et aéroport – Ndlr), la CCIR n’a pas su prendre les mesures structurelles de réorganisation qui s’imposaient ni développer des activités rentables, faute d’une maîtrise efficace de son fonctionnement, pour assurer la viabilité économique de son projet. Elle demeure dans une situation financière dégradée, masquée par des résultats financiers et exceptionnels excédentaires. » Mais Ibrahim Patel avait commencé à anticiper. Et la Chambre régionale des comptes reconnaît que la plupart de ses recommandations sont en cours de réalisation. En particulier, concernant le patrimoine, « un travail important d’inventaire des parcelles ainsi que de suivi des occupations a abouti à la découverte d’occupations irrégulières de terrains appartenant à la CCIR et occupés irrégulièrement par des occupants de parcelles voisines, notamment sur la ZIC N°2 et la ZIC N°1 ». Une régularisation s’en est suivie au second semestre 2016.

RETOUR À L’ÉQUILIBRE

Concernant les difficultés financières de la CCIR, il faut reconnaître, à la décharge de son président, qu’elle a subi de lourdes ponctions budgétaires qui n’étaient pas de son fait. « Le manque à gagner de la contribution de Port Réunion depuis 2013 se chiffre à 1,2 million d’euros, la ponction de 36% sur les TFC (Taxes pour frais de chambre consulaire – Ndlr) représente 3,2 millions d’euros et les congés de transition, dispositif instauré par CCI France, sont une dépense supplémentaire de près de 1,2 million d’euros. » Les congés de transition sont des congés de fin de carrière qui, dans certains cas, permettent au personnel des CCI de partir trois ans avant leur retraite en percevant 80% de leur salaire. « Comme ils concernent plutôt des cadres – à peu près une dizaine chez nous – la note est salée car il faut les remplacer tout en continuant de les payer. »
Malgré tous ces surcoûts et manques à gagner, la Chambre a retrouvé un équilibre financier qui reste précaire. « On ne parle pas de plan social, mais on ne l’exclut pas non plus. » Il faut générer de nouvelles recettes et l’exploitation de son patrimoine foncier est une piste. Avec un gros projet à Saint-Pierre, à l’entrée de la ville, qui porte sur plus de 16 000 mètres carrés où devraient s’édifier 80 logements, des bureaux et des commerces. « Nous sommes en pourparlers avec un cabinet d’architectes spécialisé dans ce genre de projet et le bouclage administratif du dossier est prévu pour cette année, ce qui permettrait de démarrer les travaux en 2018 pour une durée de deux ans. »

PAS LE DROIT À L’ERREUR

Mais le rôle central d’une CCI, confirmé par la Loi, est de « contribuer au développement économique, à l’attractivité et à l’aménagement des territoires ainsi qu’au soutien des entreprises et de leurs associations ». En fait partie l’internationalisation des entreprises et, pour les accompagner, la CCIR dispose d’un service de sept personnes au sein de la Maison de l’entreprise. Disposant d’une majorité solide, le président se doit de réussir cette seconde mandature, ce qui effacera le souvenir de la première. Avec son bureau, il peut aujourd’hui mettre en œuvre la stratégie régionale « Trajectoire TPE/PME » qui fixe sept orientations se déclinant en 21 axes prioritaires avec des échéances de réalisation jusqu’à l’horizon 2020 (voir notre encadré). Si le bilan s’avère à la hauteur, Ibrahim Patel arrivera en force aux élections municipales pour conquérir la commune de Saint-Paul.

(1) En France, une entreprise appartient à la catégorie des PME (Petites et moyennes entreprises) si elle emploie moins de 250 personnes et réalise un chiffre d’affaires inférieur à 50 millions d’euros ou un total de bilan n’excédant pas 43 millions d’euros. Pour les entreprises qui ont un nombre de salariés égal ou inférieur à 10, on parle de TPE (Très petites entreprises) ou de micro-entreprises. 
(2) Sur plusieurs points de la biographie d’Ibrahim Patel, nous nous référons à l’ouvrage de Jean-Claude Vallée : « 1 000 célébrités de La Réunion ».

LE TRAVAIL DE LA CCIR EN CHIFFRES
– 16 994 porteurs de projet accueillis dans les Maisons de l’entreprise – 8 734 entreprises accompagnées et conseillées
– 6 000 participants aux opérations diverses
– 10 000 personnes formées (8 000 adultes, 2 000 jeunes)
– 1 700 apprentis dans ses CFA
LA STRATÉGIE RÉGIONALE « TRAJECTOIRE » E LA CCIR
Sept orientations ont été définies dont trois sont prioritaires : défendre les intérêts des TPE/PME, accompagner l’évolution du monde économique et s’adapter aux équilibres commerciaux. Trois autres orientations sont plus opérationnelles : renforcer la proximité de la CCIR, faire évoluer l’offre de ses services, développer les réseaux et faciliter l’internationa-lisation des entreprises. Il faut y ajouter la septième orientation qui, plus spécifiquement, vise à développer la formation et les compétences. Ces orientations se déclinent en 21 axes prioritaires qui eux-mêmes conduisent à des actions phares comme, par exemple, la création d’une école de l’entrepreneuriat, la mobilisation d’une cellule d’ingénierie pour prendre en charge la conception et l’animation de projets de redynamisation de centres-villes et de bourgs, l’intégration à la Maison de l’export et la création d’une école supérieure de management.