Industrie africaine : Maurice a sa carte à jouer
La quatrième édition du Forum des Afriques(s), organisée par L’Éco austral en partenariat avec le groupe AXYS, s’est tenue le 13 septembre au Caudan Arts Center, à Port-Louis. Lors de cette table ronde, dix entreprises mauriciennes ont échangé leurs expériences sur le thème du développement industriel en Afrique.
Après avoir présenté l’objectif du Forum des Afriques(s) et le thème de sa quatrième édition, Melvyn Chung, Managing Director à AXYS Stockbroking, a laissé la parole à Ismaïl Pomiès, Portfolio Manager à AXYS, et à Jean-Michel Durand, journaliste à L’Éco austral et responsable Maurice et Afrique. Après avoir brossé un tableau de la situation à l’aide de graphiques, de tableaux et d’infographies, ils ont identifié trois axes de réflexion. Le premier est que le niveau d’industrialisation en Afrique est relativement faible, avec un vrai problème de compétitivité et de productivité. Par ailleurs, quelles conséquences a et aura le récent lancement du traité de libre échange africain sur la situation industrielle de Maurice ? Enfin, la stratégie de l’AMM (Association of Mauritian Manufacturers) d’aller en Afrique « ensemble » est sans doute la clé de l’industrie locale mauricienne, voire le modèle à suivre pour d’autres secteurs de l’économie mauricienne… « Selon les statistiques les plus récentes, la part des exportations mondiales de biens manufacturiers provenant de l’Afrique est inférieure à 1,3 % ! Et l’Afrique du Sud, à elle seule, représente plus de 36 % de ces exportations », a rappelé Ismaïl Pomiès, pointant le niveau de compétitivité industrielle mesuré par le CIP Index (Competitive Industrial Performance Index) : « L’Afrique a un tissu industriel faiblement compétitif. À preuve, l’Afrique du Sud, pays qui a le niveau de compétitivité industrielle le plus élevé en Afrique, n’arrive qu’à la 45ème place mondiale en 2017. Quant à Maurice, elle a perdu 20 places depuis 1990. Port-Louis se situe à la 86ème place ! » Jean-Michel Durand, s’appuyant sur les données de l’AMM (Association of Mauritian Manufacturers, l’association des industriels de Maurice), a de son côté souligné l’importance de ce secteur pour l’économie de l’île (8,5 % du PIB mauricien, voire 12 % si on intègre les exportations à l’industrie locale).
L’export est vital
De fait, même si le secteur des services a tendance à croître plus vite que les autres, la désindustrialisation de l’île n’est pas pour demain. Et face à l’étroitesse du marché, l’export est vital pour le développement de l’industrie mauricienne. « C’est d’ailleurs le choix que nous avons fait, en proposant nos produits à La Réunion, dès 1988, puis au Zimbabwe en 1992 et plus tard à Madagascar, aux Seychelles, aux Comores et à l’ensemble de l’Afrique de l’Est. Aujourd’hui 25 % de notre production est destinée à la sous-région et à l’Afrique », explique Vincent d’Arifat, General Manager de Précigraph, entreprise de référence dans l’imprimerie à Maurice. Quant à Nazir Dakri, le Managing Director de Dakri Cartons, il assure que « s’il produit du packaging à Maurice, il ambitionne également de produire pour les îles voisines et l’Afrique ». Autre exemple de pénétration du marché africain : Ekium (anciennement Consultec). Fondée en 2004 par un ancien nominé du Tecoma Award, Dominique Béchard, la société a changé de nom depuis son rachat par une entreprise française, référence mondiale spécialisée dans les domaines de la chimie et du nucléaire.
« Notre bureau d’études technique emploie 70 personnes à Maurice. Et nous avons également des bureaux en Ouganda et en Tanzanie », indique Rao Rama, le Business Development et Marketing Manager de l’entreprise. Ces exemples démontrent que si les entreprises mauriciennes ont une carte à jouer, les challenges sont bien là.
« J’étais récemment au Mozambique. Ils exportent toutes leurs ressources sans y ajouter de la valeur ajoutée », déplore Vincent d’Arifat, le gagnant du Tecoma Award en 2013. Et d’ajouter : « Il n’y a pas de savoir-faire entrepreneurial. Le niveau de risques, lié à l’instabilité politique et l’absence d’indépendance du judiciaire, font que les risques sont très élevés. Sans régler cela, il n’y aura pas d’investissement. Si la rentabilité est importante, elle n’arrive qu’au bout de huit, dix, voire quinze ans. »
Autre point à intégrer, souligne-t-il, la différence « quasi culturelle » entre les pratiques : « À Madagascar, par exemple, les clients achètent en cash. Or, la loi ne permet pas d’accepter autant d’argent en liquide. Vous faites face à un dilemme : soit vous acceptez et vous prenez des risques judiciaires, soit vous refusez et perdez un client, voire un marché ! On n’est pas habitué à cela. Dans la Grande île, les taxes se négocient… » Et Nazir Dakri, le Managing Director de Dakri Cartons, de renchérir : « Si l’Afrique continentale ne sort pas de la corruption, il sera très difficile pour Maurice d’y aller. Notre éthique s’y oppose. »
Le poids de la corruption
« Il y a effectivement de gros soucis de gouvernance », convient Daniel Essoo, le CEO de la Mauritius Bankers Association (MBA), porte-parole de la vingtaine de banques commerciales opérant dans l’île. « Ce sont des pays avec des réalités différentes, et dans chaque État il y a également des contextes différents. Mais l’Afrique reste le premier importateur de matières brutes. Il y a la matière brute, le désir de consommation et les moyens de se les procurer ». Il estime que « Maurice a une carte à jouer via les traités de protection : des États s’engagent à protéger les investissements en Afrique d’autres pays africains. Cela réduit les risques politiques et les projets deviennent éligibles pour les assurances. » « Mais les banques veulent-elles accompagner les industries mauriciennes qui veulent aller sur le continent ? », demande Jean-Michel Durand. « Avant de prendre un risque, il faut le comprendre. Il faut donc se faire accompagner par un partenaire local. Par exemple, des banques mauriciennes se positionnent pour accompagner les implantations japonaises en Afrique pour l’industrie », répond Daniel Essoo. « Notre économie est constituée de beaucoup d’entreprises familiales. Pour se développer, elles s’appuient sur leurs propres fonds et l’emprunt. C’est la manière traditionnelle. Sur le marché africain, il y a peut-être une nouvelle approche à avoir », fait valoir Vincent d’Arifat.
« Aujourd’hui, les banques ont les mains liées par les nouvelles et nombreuses règlementations imposées, ce qui rend complexe l’accompagnement d’entreprises. De fait, les banquiers ne sont plus les premiers accompagnateurs », glisse Louis Lallia (AXYS). « Ils sont remplacés par des crédits privés qui explosent à cause des régulations. Les industriels doivent sortir d’une vision qui datent d’il y a 20 ans quand les banques les accompagnaient », ajoute Ismaïl Pomiès (AXYS).
« Un autre point qui empêche les banques d’être les interlocuteurs de ces entrepreneurs : le côté fragmenté de l’industrie. Les demandes de financement sont trop faibles. Il faut donc de nouveaux modes de financement », complète Louis Lallia. « Les banques investissent aussi à travers ces Private Equities », rétorque le CEO de la MBA. « Qu’en est-il des retours dans l’industrie ? On a un fonds de crédits privés. AXYS accompagne beaucoup de compagnies africaines. Mais ces opérations ne sont pas évidentes. Et quand ça ne marche pas, il n’y a pas de sortie… », reconnaît le Managing Director d’AXYS Private. « C’est pourquoi les investisseurs se spécialisent de plus en plus. Si l’emprunteur est un groupe, cela réduit les risques. La tendance est de fédérer l’effort », indique Daniel Essoo.
La Zlec, menace ou opportunité ?
« Il existe aussi des contraintes opérationnelles. Nous sommes présents au Sri-Lanka et à Madagascar depuis 20 ans. Nous sommes venus de façon opportuniste car il y avait des développements routiers. Mais du fait de notre cœur de métier (UBP est une entreprise qui fournit des matériaux de construction), nous ne pouvons pas être proches des pôles de développement. On doit être excentré et cela entraîne des coûts de transport faramineux ! », témoigne Bryan Gujjalu, Group Business Development Manager à The United Basalt Products Ltd (UBP).
En plus de ces contraintes, la mise en place de la Zlec change les données car Maurice fait désormais face à de féroces concurrents. « Entré en vigueur en mai 2019, l’Accord de libre-échange continental africain (zone de libre-échange continentale africaine, Zlec) vise à créer un marché unique continental pour les biens et les services. Est-ce une bonne chose pour l’industrie mauricienne ? », s’interroge Jean-Michel Durand. « Nous sommes dans une situation très difficile car les producteurs locaux ne sont pas soutenus. D’autant que nos concurrents bénéficient de dumping. Ils peuvent se permettre de produire plus cher que nous mais en vendant moins cher. Il nous est impossible de rivaliser avec ! », s’alarme Nazir Dakri. « La Zlec va prendre du temps pour se mettre en place, il y a encore des échanges et des accords bilatéraux à finaliser », tempère Bruno Dubarry, le CEO de l’AMM. Mais il reconnaît que « Madagascar, comme Maurice, est vulnérable aux importations provenant d’Égypte ou d’Afrique du sud ».
« Il est vrai que selon le CIP Index, les grands gagnants sur les trois dernières décennies sont le Nigeria (+29 places, 102ème place mondiale) et le Congo qui a grimpé de 21 places depuis 1990. Les grands perdants sont le Zimbabwe, qui a perdu 31 places en 30 ans (124ème rang des pays les plus industrialisés) mais surtout… Maurice a perdu 20 places depuis 1990 (86ème place) ! », lance en piqûre de rappel, Ismaïl Pomiès (AXYS). « Face au challenge de la Zlec, la Grande Île a pris des mesures protectionnistes pour certains produits. Qu’attendons-nous pour faire la même chose ? Cela de manière intelligente, avec des accords bilatéraux, des politiques protectionnistes voire une période transitoire… », suggère Bruno Dubarry. « Mais le temps presse. Rappelez-vous de l’épisode où face à la pénétration d’huile venue du COMESA (Marché commun de l’Afrique orientale et australe), la création de quota avait été évoquée. Il y eut une arrivée massive d’huile d’Égypte justement pour l’anticiper. Et on s’est aperçu qu’une bonne partie était impropre à la consommation ! »
Stratégie des petits pas
« La question de taxer les importations – bref protéger le marché local -, n’est-ce pas cela qui a permis à la filière du poulet de se développer, d’exporter sa production puis son savoir-faire à l’étranger ? », interroge Jean-Michel Durand. « C’est vrai », répond Jean-Pierre Lim Kong, CEO d’Innodis. « Et aujourd’hui, on opère en Angola, au Nigeria, à Madagascar et au Mozambique. Dans ce pays, précisément, on fait face à du dumping venu d’Afrique du Sud mais aussi du… Brésil. On a dû développer notre résilience et aujourd’hui on travaille avec des industries comme Shoprite ou KFC. Mais la situation est compliquée pour nous ». « Face à ces difficultés, la solution n’est-elle pas d’aller sur le continent en meute ? Faire de ce proverbe africain « si tu veux aller vite, vas-y seul mais si tu veux aller loin, alors il faut y aller ensemble » une feuille de route ? », demande Jean-Michel Durand. « C’est la stratégie de l’AMM », répond Bruno Dubarry.
« Nous avons une industrie diversifiée qui fonctionne. Mais conscients qu’aborder une Afrique à la fois si proche et si lointaine (à la fois géographiquement mais aussi culturellement) est une action complexe, nous avons repensé notre approche. Nous avons misé à la fois sur l’expérience de certains de nos membres qui connaissent déjà l’Afrique de l’Est et, pour rassurer et inciter des chefs d’entreprise à nous rejoindre, nous avons organisé deux voyages au Kenya qui est le hub logistique et commercial de l’Afrique orientale. Le premier était de découverte, le second d’exploration. Leur but ? Nouer des joint-ventures (coentreprises) et rechercher des partenaires fiables. Ce fut une réussite. Et si le but initial est de créer petit à petit un véhicule mauricien, pourquoi ne pas imaginer à moyen terme un voyage collectif avec nos homologues de La Réunion et de Madagascar ?
Nous pourrions alors nous appuyer sur la synergie et la complémentarité de nos entreprises pour aller sur le continent ! », s’enthousiasme le jeune CEO de l’AMM « C’est une approche très pertinente car il s’agit à la fois d’un immense marché mais extrêmement fragmenté », admet Daniel Essoo. « Il devient de plus en plus opportun de faire des partenariats. Maurice a une carte à jouer au niveau collectif. Face à l’énormité de l’espace africain, il faudra voir comment travailler ensemble. La clé ? Sans doute combiner expertise et capacité financière. L’AMM peut servir d’exemple avec le secteur hôtelier mauricien qui est en mesure d’exporter son expertise sur le continent », ajoute le CEO de la MBA.
Vendre l’expertise mauricienne
« Nous même, nous proposons une expertise technique au Nigeria. Il est très important d’avoir un partenaire local même s’il n’est pas évident de l’identifier », indique Jean-Pierre Lim Kong. « C’est une démarche intéressante mais trop souvent le savoir-faire s’exporte sans qu’il y ait eu de véritable réflexion », avertit Bruno Dubarry. « Pour nous, c’est une autre étape. Il faut savoir quel marché aborder, quelle est sa maturité et réfléchir à une stratégie pour chaque secteur, voire chaque sous-secteur ».
« L’expertise, cela peut passer également par la position de Maurice elle-même. Pour obtenir un work permit (permis de travail), la législation nous impose pour chaque expatrié embauché, d’employer un local. Cela nous a causé un certain nombre de problèmes. Nous les avons contournés en passant justement par notre pays », assure Rao Ramah. « Il est évident que les services peuvent appuyer une stratégie industrielle. Et notre pays a un avantage comparatif. On a un réservoir de compétences, beaucoup moins chères que celle de pays développés, et de l’expérience. À Maurice, nous avons la plus forte densité d’experts-comptables du continent ! », indique le CEO d’Innodis. « Il est surtout évident que ce genre de forum est un lieu idéal d’échanges collaboratif. Car il nous manque cette plate-forme d’échange interindustriels », reconnaît Bryan Gujjalu (UBP).
« Cette édition a mis en valeur deux propositions qu’on retrouve finalement depuis le premier Forum. Il s’agit de la valeur ajoutée qu’on trouve à Maurice qui est exportable à la fois dans le temps et géographiquement en Afrique. Surtout, il y a une résilience dans cette valeur ajoutée car elle est difficile à copier. Enfin, je dirai qu’on ressent une demande forte de regrouper à la fois l’information et l’accompagnement de sociétés mauriciennes qui veulent s’exporter en Afrique », conclut Louis Lallia (AXYS).