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On peut voir sur cette image que de nombreuses autres espèces profitent du nourrissage
Océan Indien

La protection des requins peut rapporter gros

Thomas Vignaud, biologiste marin qui a largué ses amarres dans l’océan Indien depuis deux ans, explique pourquoi il faut changer notre vision des requins. Leur protection est un enjeu écologique, mais aussi économique… Un requin vivant rapporte beaucoup plus qu’un requin mort…

Le Marseillais Thomas Vignaud a très tôt goûté aux joies de l'immensité bleue. Digne fils de Neptune et de Calypso, il pratique dès l'enfance la chasse sous-marine et l'apnée avant de prendre le grand large à peine âgé d'une dizaine d'années. « Nous sommes partis pendant deux ans avec mes parents et ma soeur pour un grand périple en voilier à travers la Méditerranée et l'Atlantique, en passant beaucoup de temps dans la mer des Caraïbes. C'est là où j'ai pu vraiment comprendre les écosystèmes marins et appréhender qu'il y a des structures communes à tous les océans. » 
De retour en France, le scientifique qui dort en lui commence alors un beau parcours universitaire qui le mènera, à partir de l'université de Luminy (aux portes des Calanques de Marseille, il est toujours bon de le souligner) à des stages de terrain aux Bahamas, puis en Polynésie française où il développe ses travaux sur la génétique des populations de requins qui lui permettront d'obtenir sa thèse. 

Le docteur plongeur 

Parallèlement, il passe ses niveaux de plongée et autres diplômes pour devenir moniteur de plongée en bouteilles avec des spécialités comme pour les recycleurs, ou le « classe IIB » (plongée professionnelle) et moniteur d’apnée également. Le scientifique est aussi spécialiste de photo sous-marine et a gagné de nombreux prix (comme celui de Plongeur d’or à Antibes en 2008). 
Le désormais docteur Vignaud alterne alors des études à travers le monde en partenariat avec des organismes de recherche comme le Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement (Criobe), dépendant du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France. « Je travaillais sur les requins à plusieurs niveaux : de la récolte d’échantillons au travail de laboratoire, puis d’analyses, à des missions de marquages, conférences ou collaborations internationales. Un de mes axes de recherche a été d’explorer la génétique des populations de requins (il en existe environ 500 espèces – NDLR), en particulier avec comme modèles les requins à pointes noires et les requins baleines. » 
Il faut dire que ces deux requins ne se ressemblent pas, l'un est gigantesque (le requin baleine est le plus grand poisson du monde) grand voyageur et planctonophage (il se nourrit de plancton), l'autre est petit, sédentaire et carnassier. 

 

« Aux Fidji, nous avons décidé de créer quelque chose d'unique qui serait bon pour les requins, bon pour le récif, bon pour les communautés locales, totalement sûr et offrant des opportunités de recherche. »
« Aux Fidji, nous avons décidé de créer quelque chose d'unique qui serait bon pour les requins, bon pour le récif, bon pour les communautés locales, totalement sûr et offrant des opportunités de recherche. »
 

On peut aujourd'hui prélever l'ADN du requin sur une planche de surf 

S’ensuit une sympathique mission en Alaska, l'expédition Eqalusuaq (littéralement « requins » en inuit), dont un des objectifs était de documenter la présence du requin saumon et de faire passer un message sur la nature via un documentaire de 52 minutes. Après cette expérience financée par une originale opération de crowfunding, il a l'opportunité de s'installer aux îles Fidji pour étudier de près les grands requins tigres et bouledogues. 
Il faut préciser à ce stade que Thomas Vignaud est un scientifique-explorateur-entrepreneur. Loin d'attendre un poste bien au chaud dans un labo avec un plan de carrière, il va au-devant de ses passions et cherche des financements ad hoc. « Je suis plutôt un chercheur indépendant ; après le Criobe, j'ai pu travailler avec un opérateur touristique aux Fidji pour lancer un nouveau projet sur les grands requins tout en formant les plongeurs fidjiens. Là, j'ai pu vraiment travailler de près avec les bouledogues et les tigres parmi 11 espèces observées, sur de grands échantillons, et approfondir ma compréhension intime des requins via des centaines d’heures à les observer. »
Dans le cadre de l'opération Awakening Shark Dive (littéralement « Éveil à la plongée requins »), il a pu pendant trois ans engager de vraies actions de conservation et d'éducation : formation aux plongées requins, constitution d’une base de données, supervision, communication et éducation, marketing éco-touristique. « Maintenant, je suis en train d’écrire un papier scientifique sur les personnalités des requins ». Son travail lui a permis de confirmer que le shark feeding (nourrissage de requins) peut être une bonne solution à la préservation des requins. « À condition qu'il soit fait dans certaines règles de sécurité et de compréhension et non pas par des têtes brûlées qui font n'importe quoi pour épater les touristes en prenant des risques. » 
C’est par l’identification et le travail avec chaque requin qu’on apprend à les connaître, explique Thomas Vignaud. « Chacun a son caractère, il y a des timides et des teigneux. Il faut savoir s’adapter et rester en alerte. C’est aussi l’occasion de leur apprendre à travailler avec nous et donc de les rendre plus disciplinés. On peut ensuite mettre en place une base de données génétique avec l’ADN de chaque individu. Sur ce point, je dois ouvrir une parenthèse sur une nouvelle découverte scientifique. Hier, les traces d’ADN sur les objets mordus permettaient de distinguer à quelle espèce de requin on avait affaire ; aujourd'hui, c'est plus pointu et nous sommes en phase de pouvoir identifier l’individu. » 

Un requin vivant peut générer 150 000 dollars de recettes 

Avec cette nouvelle technique, on pourrait ainsi distinguer les rares requins dangereux et les éliminer si besoin au cas par cas. On peut aujourd'hui prélever l'ADN du requin sur une planche de surf après une attaque ou une plaie après une morsure, et ainsi savoir quel requin a mordu. En reproduisant le projet des Fidji dans l’océan Indien, cela permettrait d’en apprendre plus sur les populations de requins locales qui sont mal connues. 
Comme pour les baleines et les « raies manta », il faut que les gouvernements comprennent qu’un requin vivant représente plus d'argent qu'un requin mort. Deux chiffres sont à retenir : le tourisme lié aux requins représente 350 millions de dollars par an dans le monde et un requin vivant peut générer 150 000 dollars de recettes par an grâce au shark feeding. Des pays comme les Bahamas et Palau le confirment. 
 

Toutes les espèces de requins sont pêchées aux Émirats Arabes Unis, vendues à des crieurs chinois le plus souvent. Certaines espèces sont rares.
Toutes les espèces de requins sont pêchées aux Émirats Arabes Unis, vendues à des crieurs chinois le plus souvent. Certaines espèces sont rares.
 

Un projet comme celui-ci aurait beaucoup de sens dans les Mascareignes, selon Thomas Vignaud. « Les populations de requins sont mal connues, il y a des incidents à La Réunion, une île qui pourrait bénéficier d’un tel programme, et c’est une zone touristique qui cherche à développer son économie bleue. Cerise sur le gâteau : un tel projet favorise la productivité et la biodiversité des écosystèmes marins. Avec davantage de poissons, plus gros, et un recrutement corallien accéléré. En effet, la nourriture apportée ne profite pas qu'aux requins, mais à toutes les espèces de carnassiers qui sont là. Du coup, la prédation est moins forte sur les herbivores et c'est le corail qui en profite. » 

Retour de pêche à Dubaï (2011). On distingue au premier plan 45 bébés de grand requin marteau que Thomas a extraits du ventre de la mère (en haut à droite).
Retour de pêche à Dubaï (2011). On distingue au premier plan 45 bébés de grand requin marteau que Thomas a
extraits du ventre de la mère (en haut à droite).

Quels requins sont-ils en voie de disparition ?
 

Questionné sur les massacres à grande échelle des populations de requins, Thomas Vignaud explique qu'il faut rester prudent avec les chiffres. « On peut dire qu'il y en a plusieurs dizaines de millions, mais c'est impossible de savoir combien. Globalement, je distingue trois catégories : un tiers des squales est en danger critique (je pense aux requins scie par exemple), un tiers est constitué de populations assez stables, un autre tiers est trop mal connu pour savoir où en est leur population. En tous cas, c'est souvent pour prélever les ailerons que les requins sont massacrés, mais aussi pour leur chair. Malheureusement, ils sont également victimes collatérales de la pêche industrielle. » Heureusement, de nombreux pays et même des entreprises privées ont compris l’importance des requins et ont mis en place des lois ou règles internes pour contribuer au ralentissement du massacre. Par exemple, certains pays interdisent tout simplement de tuer un requin, d’autres interdisent la pratique du finning où les pêcheurs ne gardent que les ailerons des requins. Certaines chaînes d’hôtels ou de restaurants ont banni la soupe d’aileron de leurs menus, et des compagnies aériennes ou de transport refusent de transporter tous produits venant du requin. De belles victoires qui doivent continuer ! Les palangriers causent aussi beaucoup de dommage aux populations de requins océaniques, qui sont les plus mal connues et les moins surveillées. De nombreux pays pêchent en toute impunité dans l’océan Indien, parfois à grand coup de magouilles, et vident les stocks de poissons. C’est aussi au consommateur de savoir d’où vient son poisson… De nouvelles solutions sont étudiées pour réduire la mortalité des requins, comme de nouveaux matériaux qui pourraient équiper les bas de ligne : un fil résistant à la gueule d'un thon mais cassant au contact de la peau d'un requin qui se débat. Mais principalement, il faudrait des contrôles plus réguliers de la part des garde-côtes dans tous les pays concernés. En savoir plus sur : https://awionline.org/content/international- shark-finning-bans-and-policies