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Le blé et le chaos alimentaire africainAbonné 

L’Afrique sub-saharienne importe un tiers des céréales qu’elle consomme, l’Afrique du Nord plus de 50 %. Dans les pays africains consommateurs de blé, la guerre russo-ukrainienne risque donc de provoquer un chaos alimentaire d’une ampleur encore plus importante que celle des émeutes de la faim des années 2007-2008.

Plombée par une démographie suicidaire, l’Afrique n’est plus en mesure de nourrir son 1,4 milliard d’habitants. Entre 1960 et aujourd’hui, les productions agricoles africaines ont pourtant progressé de plus de 45 %. Un résultat remarquable. Mais, au même moment, la population augmentait de plus de 110 % ! La situation alimentaire du continent est donc sans issue (1). D’autant plus que le conflit russo-ukrainien va amplifier le problème.
Le blé, matière première agricole qui permet de fabriquer la semoule, les pâtes alimentaires et tous les produits de boulangerie, tient en effet une part importante dans l’alimentation des Africains, traditionnellement en Afrique du Nord et plus récemment au sud du Sahara. Or, six millions de tonnes de blé et neuf millions de tonnes de maïs à destination de l’Afrique sont actuellement bloquées dans les portsukrainiens. Quant à la moisson ukrainienne de 2022, la voilà bien compromise.

Des chiffres inquiétants

L’Afrique du Nord consomme annuellement environ 48 millions de tonnes de blé dont 30 millions de tonnes sont importées. À elle seule, l’Égypte, qui en consomme près de 22 millions de tonnes, en importe 13 millions dont 50 % depuis la Russie et 30 % depuis l’Ukraine. Sur les 11 millions de tonnes qu’elle consomme, l’Algérie en importe près de huit millions. Le Maroc, qui consomme 10 millions de tonnes de blé par an, a connu une récolte record en 2021, ce qui lui permettra de n’importer que moins de cinq millions de tonnes en 2022. Cependant, le déficit en pluie de l’hiver 2021- 2022 risque de pénaliser la moisson 2022. Au sud du Sahara, le plus gros importateur de blé est le Nigeria qui en achète plus de 5 millions de tonnes. En Afrique où une personne sur cinq ne mange pas à sa faim, l’augmentation du prix ne concerne pas que le blé puisque ce sont tous les prix alimentaires qui flambent. Ainsi en est-il du mil, du maïs, de l’huile de cuisine, des oeufs, du sucre. Selon l’indicateur de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), ils ont augmenté de 27 % sur la seule année 2021…
En 2015, dans mon livre Osons dire la vérité à l’Afrique, j’écrivais : « Il suffirait que plusieurs mauvaises récoltes se succèdent dans les pays producteurs et exportateurs de céréales pour que le continent africain connaisse un phénomène de famine à grande échelle. La catastrophe a été frôlée en 2009 avec la baisse de la production russe due aux aléas climatiques ; heureusement, les pluies furent bonnes en Afrique où, quasiment partout, les productions furent excédentaires. Mais ce ne fut qu’un répit. »

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Au bord du précipice

En 2011, le danger vint d’Australie où la forte sécheresse et les catastrophiques inondations ayant fait chuter de moitié la production de blé, le pays ne fut en mesure de fournir que la moitié de ce qu’il prévoyait de mettre sur le marché. Aujourd’hui, avec la guerre Russie-Ukraine, plusieurs pays africains sont au bord du précipice avec la tonne de blé à 400 euros, prix au début du mois de mars 2022, contre 283 au mois de novembre 2021.
Or la Russie et l’Ukraine assurent à elles deux 30 % des exportations mondiales. Depuis 2018, la Russie est devenue le premier exportateur mondial, l’Ukraine étant le cinquième ; mais ses exportations se font par les ports de la mer Noire qui sont désormais sous contrôle russe. De plus, devant les risques de pénurie, certains pays ont pris des mesures protectionnistes. C’est ainsi que la Hongrie a interdit toutes les exportations de céréales.
D’autres pays sont disposés à augmenter leurs exportations. Ainsi, la France compte mettre en vente entre 1 et 1,5 million de tonnes en plus, soit à peine 15 % de ce que produisait l’Ukraine avant la guerre. On nous parle d’une augmentation des surfaces cultivées au sein de l’Union européenne, soit 4 % de terres en jachère qui pourraient être semées. Peut-être, mais pour cette année, cela ne pourrait se faire qu’en maïs car pour le blé, il est trop tard.
Aujourd’hui, résultat des révolutions introduites par la médecine « coloniale », la population africaine augmente d’environ 3 % par an en moyenne alors que, dans le même temps, les ressources agricoles ne progressent que de 1 %. Dans ces conditions, impossible pour les États d’assurer le minimum vital à ces masses humaines. Que l’on y songe : en 1970, deux cents millions d’Africains n’avaient pas accès à l’électricité et, aujourd’hui, ils sont plus de cinq cents millions. Et pourtant, en cinquante ans, des dizaines de milliers de kilomètres de lignes furent tirés, mais les naissances vont plus vite que les infrastructures.

Le spectre de la famine

Des années 1960 à aujourd’hui, deux grandes zones furent quasiment en permanence frappées par le phénomène de famine : le Sahel et la Corne de l’Afrique. La Corne, région dévastée par les invasions acridiennes et la guerre (Tigré, Soudan, Somalie), connaît sa troisième année consécutive de déficit hydrique, à telle enseigne que, selon la FAO, d’ici juin 2022, plus de 25 millions de personnes seront en situation de famine. Une troisième zone s’y ajoute désormais, l’Afrique australe où plusieurs pays, à savoir le Lesotho, le Mozambique, le Swaziland, la Zambie et le Zimbabwe sont touchés. L’équilibre alimentaire de tout le cône sud est actuellement suspendu à la bonne santé de l’agriculture sud-africaine. Or les fermiers blancs qui nourrissent la région sont menacés d’une spoliation.
Les émeutes de la faim qui ont enflammé l’Algérie au début du mois de janvier 2011 étaient annonciatrices d’inévitables catastrophes, l’Afrique, tant au nord qu’au sud du Sahara n’étant plus en mesure de nourrir une population à la croissance devenue suicidaire.
Le futur sera donc tragique. Dans l’immédiat, la chute des productions mondiales de blé et autres céréales, va provoquer l’automatique flambée des cours, l’augmentation du prix du pain et donc des émeutes. Les pays africains qui ne disposeront pas de la manne pétrolière leur permettant d’acheter de quoi nourrir leurs populations connaîtront alors des situations révolutionnaires.
1. Aperçu régional de l’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition. Statistiques et tendances pour l’année 2021. ONU, Accra, 2021.
2. Banque mondiale (rapport de décembre 2002) et Banque africaine de développement (BAD), avril 2008.

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Un Africain sur quatre sous-alimenté

En 1960, aux temps de l’« horrible exploitation coloniale », l’Afrique était autosuffisante et exportait des aliments. Depuis, la situation s’aggrave d’année en année. Ainsi :
• En 1980, elle importait 11 millions de tonnes de céréales ;
• En 1995, c’est de 45 millions de tonnes dont elle eut besoin ;
• En 2002, 30 africains sur 52 connurent une crise alimentaire permanente et 30 millions d’Africains eurent besoin d’une aide alimentaire ;
• En 2007, ce chiffre bondit à 135 millions (2) ;
• En 2010, 30 pays africains connurent la disette ;
• En 2013, plus de 25 % de la population, soit environ 250 millions d’Africains étaient sous-alimentés (PNUD, 2014).
• En 2021 plus de 280 millions d’Africains étaient sous-alimentés, soit 90 millions de plus qu’en 2014 et 452 millions étaient « en situation d’insécurité alimentaire modérée ». 44 % des sousalimentés vivent en Afrique de l’Est, 27 % en Afrique de l’Ouest, 20 % en Afrique centrale, 6,2 % en Afrique du Nord et 4 % en Afrique australe.

Bernard Lugan

L’auteur

Historien français spécialiste de l’Afrique où il a enseigné durant de nombreuses années, Bernard Lugan est l’auteur d’une multitude d’ouvrages dont une monumentale Histoire de l’Afrique. Parmi les plus récents, on peut citer Mythes et manipulations de l’histoire africaine, L’Atlas historique de l’Afrique des origines à nos jours et Les guerres du Sahel des origines à nos jours. Il a été professeur à l’École de guerre, à Paris, et a enseigné aux écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan. Il a été conférencier à l’Institut des hautes études de défense national (IHEDN) et expert auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda-ONU (TPIR). Il édite par Internet la publication mensuelle L’Afrique Réelle.