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Afrique

Le Kenya : ce pays qui n’existe pas mais dont l’économie tourne

Le Kenya navigue perpétuellement entre les illusions d’une croissance économique (6 % en 2016) et les réalités ethniques car, tous les cinq ans, il est au bord de la guerre civile. Difficile, dans ces conditions, de prétendre attirer les investisseurs pour autre chose que du court terme…

Au mois de novembre 2017, la comédie électorale kenyane a permis au président Uhuru Kenyatta (un Kikuyu), d’être élu avec 98 % des voix. Mais comme son rival, le Luo Raila Odinga, s’était retiré de la compétition et avait appelé au boycott, la participation ne fut que de 38 %. Lors du premier tour qui s’était déroulé au mois d’août, elle avait été de 79 % (1). Le fond du problème est que, comme l’a dit M. Maina Kiai, président de la Commission nationale kenyane des droits de l’Homme (KNCHR) : « Nous, les Kenyans, ne votons pas sur des sujets de société, nous votons sur des considérations ethniques. » Comme partout ailleurs en Afrique. Mais ici, au Kenya, l’originalité de la situation est que nous sommes en présence de l’engerbage de l’énorme émiettement ethno-tribal autour de deux grandes populations, d’une part les Bantuphones dont l’élément moteur est formé des Kikuyu et de leurs parents, et d’autre part des Nilotiques avec pour leaders les Luo. L’origine de cette opposition remonte à la nuit des temps, mais sa cristallisation est une conséquence de la création du Kenya par les Britanniques dont le résultat fut de faire vivre ensemble deux populations historiquement antagonistes. Or, en 1963, les Kikuyu, « auréolés » de leur lutte contre le colonisateur britannique, confisquèrent le pouvoir. Le 12 décembre 1963, l’indépendance se fit ainsi à leur profit et Jomo Kenyatta devint Premier ministre. 

LE MULTIPARTISME PROVOQUE UNE RADICALISATION ETHNIQUE

Les leaders luo eurent alors le choix entre la révolte ou le ralliement, et ils optèrent pour la seconde option. En 1966, les tendances lourdes l’emportèrent et l’accord Kikuyu-Luo vola en éclats. Afin de diviser les Nilotiques, le président Kenyatta se tourna alors vers Daniel Arap Moi qui lui apportait les voix d’une coalition de petites ethnies appartenant à cette famille, dont les Kalenjin, les Massai et les Samburu, et il en fit le vice-président. En 1978, à la mort de Jomo Kenyatta, Daniel Arap Moi fut donc son successeur naturel et il dirigea le pays à travers le parti unique, jusqu’au moment où, fin 1991, sous la pression des bailleurs de fonds, le Kenya se vit imposer le multipartisme, ce qui provoqua une radicalisation ethnique. Comme partout ailleurs en Afrique où la fin du parti unique a directement débouché sur l’anarchie. Au mois de décembre 1992 le premier scrutin multipartiste fut remporté par le président Arap Moi avec 38 % des voix. En face de lui, Jaramogi Oginga Odinga, candidat des Luo et d’une partie des Luhya obtint 17 % des voix, cependant que Kenneth Matiba, qui représentait une partie des Kikuyu et une partie des Luhya, rassemblait 26 % des suffrages et que la majorité des Kikuyu avait voté pour Mwai Kibaki qui obtint 19 % des suffrages. Au mois de décembre 1997, le Président Arap Moi remporta une nouvelle fois les élections. 
Le président Moi ne se présenta pas aux élections du mois de décembre 2002, mais, afin de barrer la route au Kikuyu Mwai Kibaki, il apporta son soutien à Uhuru Kenyatta, fils de Jomo Kenyatta, divisant ainsi en deux le vote kikuyu. Mwai Kibaki, qui fut soutenu par une majorité des Kikuyu, par les Luhya, par les Kamba et par les Luo menés par Raila Odinga, l’emporta avec 62,9 % des suffrages. Uhuru Kenyatta, qui en obtint 31,07 %, avait bénéficié des voix des Nilotiques, sauf les Luo, alliés de circonstance à Mwai Kibaki contre la promesse du partage du pouvoir, et d’une fraction des Kikuyu opposée à ce dernier pour des raisons de régionalisme à fond historique ; parce que les clivages internes aux Kikuyu datant de la révolte des Mau-Mau étaient encore vivants. 

LES ÉLECTIONS DE 2007 : RECONSTITUTION DU BLOC KIKUYU 

Lors du scrutin du mois de décembre 2007, le président Kibaki l’emporta face à deux principaux candidats, le Luo Raila Odinga et le Kamba Steven Kalonzo Musyoka qui arriva en troisième position. Au mois de janvier 2008, le résultat du scrutin présidentiel fut contesté par Raila Odinga. Les affrontements ethniques qui éclatèrent alors firent près de 2000 morts. En février 2008, une médiation de l’ONU aboutit à un partage du pouvoir et à un gouvernement de coalition avec Mwai Kibaki comme Président et Raila Odinga comme Premier ministre. 
Les élections de mars 2013 ont conduit à un nouveau face à face entre Kikuyu et Luo. Le Kikuyu Uhuru Kenyatta fut élu au premier tour avec 50,07 % des voix contre 43,31 % au Luo Raila Odinga qui contesta une nouvelle fois le résultat. Cependant, voulant éviter les émeutes de 2008, cette contestation se fit devant la Cour suprême qui confirma la validité du scrutin. 

LES ÉLECTIONS DE 2017 : TOUJOURS KIKUYU CONTRE LUO 

Pour les élections de 2017, âgé de 72 ans, le Luo Raila Odinga était candidat pour la quatrième fois. Face à lui, le Kikuyu Uhuru Kenyatta, président sortant qui l’avait déjà battu en 2013, obtint 54,77 % des suffrages contre 44,74 % à son adversaire. Raila Odinga avait bénéficié des voix des Luo (13 %), des Kalenjin (11 %), des Massai (2 %), des Kamba (11 %), plus un certain nombre de petites ethnies, soit un peu plus de 40 % des électeurs. L’alliance soutenant Uhuru Kenyatta regroupait quant à elle les Kikuyu (21 %), les Luhya (14 %), les Kisii (5,5 %) et les Meru (4,5 %), soit environ 46% des électeurs. Comme en 2007 et comme en 2013, le perdant luo contesta les résultats, d’où de graves violences et, le 1er septembre 2017, la Cour suprême invalida le scrutin et un nouveau fut décidé pour le mois d’octobre. Raila Odinga refusa de se présenter en annonçant que le vote ne serait pas loyal et Uhuru Kenyatta fut réélu avec 98,26% des voix, soit 7 483 895 voix sur un corps électoral de 19 646 673 électeurs. Ce vote fut clairement ethnique car la participation fut considérable dans les terres favorables au président Kenyatta alors que l’abstention fut énorme ailleurs. Le pays est donc une fois de plus coupé en deux, ce qui ne l’empêchera pas de tourner, et cela jusqu’au prochain scrutin électoral…
(1) Nous avons analysé en profondeur la question du Kenya dans le numéro du mois de septembre 2017 de « L’Afrique Réelle ».

Ensembles ethnolinguistiques
Trois grands ensembles ethnolinguistiques

Les 41 millions de Kenyans se répartissent en une cinquantaine de peuples divisés en plusieurs centaines de tribus appartenant à trois grands ensembles ethnolinguistiques : bantuphone (67 % de la population), nilotique (28 %) et couchitique (moins de 5 %). 
Les principales ethnies bantuphones sont les Kikuyu (21 %), les Luhya (14 %), les Kamba (11 %), les Kisii (5,5 %) et les Meru (4,5 %). Meru est un ethnonyme servant à désigner huit petites tribus, à savoir les Igembe, les Kienjai, les Muthara, les Thaîcho, les Munithû, les Ogoji, les Mwimbî et les Chuka, unies par la langue et par la filiation. Les Embu, les Mbere, les Ndia, les Kichugu, ainsi que les Meru sont parfois considérés comme des Kikuyu.
Les principales ethnies nilotiques sont les Luo (13 %) et les Kalenjin (11 %), Kalenjin est un ethnonyme désignant un ensemble de huit petites tribus parentes, les Cherangani, les Elgeyo, les Kipsigi, les Marakwet, les Nandi, les Pokot, les Sabaot et les Tugen. Daniel Arap Moi, qui fut président du Kenya de 1978 à 2002, est Tugen. Les Massai (2 %) sont également des nilotiques.
Les principaux représentants couchitiques sont les Somali et apparentés (2 %), ainsi que les Rendille et apparentés (1,5 %).

Bernard Lugan