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Afrique

Du Mali à la RCA, l’aveuglement des diplomates

Dans ces deux pays, la reconstruction nationale bute sur des conflits ethniques que les élections ne régleront pas.
C’est un nouveau cadre qu’il faut définir, fédéral, confédéral ou autre… 

Au Mali comme en République centrafricaine (RCA), des conflits récurrents et résurgents opposent des populations que tout sépare ; or, depuis des décennies, au nom du mythe universaliste du « vivre ensemble », la seule solution proposée est électorale. L’expérience a pourtant montré que les élections n’ont jamais traité en profondeur les causes des affrontements ethniques car elles n’effacent pas plus les réalités géo-ethnographiques que la pluie les rayures des zèbres.
Mais il y a encore plus grave : l’ethno-mathématique électorale confirmant à chaque fois la domination démographique, donc démocratique, des plus nombreux, les ressentiments des peuples minoritaires en sont à chaque fois aggravés.
Résultat : le feu qui couve se rallume périodiquement ; voilà pourquoi nos interventions militaires successives, pourtant  couronnées de succès, sont  suivies d’échecs politiques.
 
Au Mali, les élections n’ont pas réglé le problème nord-sud. Tout au contraire, légitimés par le scrutin, les politiciens sudistes refusent de prendre en compte les revendications nordistes.
De plus, pour Bamako, les ennemis ne sont pas les islamistes que combattent les soldats français, mais les séparatistes Touareg qui les aidèrent dans cette lutte.

En RCA, le Quai d’Orsay explique que la solution est dans la reconstruction de l’Etat, ce qui, là encore, passe par des élections. L’aveuglement des diplomates semble sans limite car le fossé de sang creusé entre nordistes et sudistes interdit toute reconstitution d’un « Etat » centrafricain. Quel administrateur sudiste osera en effet s’aventurer dans le Nord pour s’y faire massacrer et quel fonctionnaire nordiste décidera de venir se faire lyncher à Bangui?
Les élections ne changeront donc rien à la situation qui prévaut sur le terrain, à savoir la partition, réalité masquée par la présence des troupes françaises.
 
Dans les deux pays, la question de la définition, de la durée et de la finalité des missions de l’armée française doit donc être posée.
 
Le Mali est un pays sahélo-saharien clairement divisé par un rift géographique et racial. Le pays est en totalité musulman.
La RCA est formée d’un nord sahélien, de savanes centrales, d’une forêt  méridionale et de régions bordières du fleuve. Il s’agit d’un pays soudano-forestier morcelé en plusieurs dizaines d’ethnies majoritairement chrétiennes, sauf dans le nord est.
En dépit de ces énormes différences, les deux pays présentent cinq grands points communs :
 
1) Tous deux sont d’artificielles créations coloniales coupant des peuples parents ou au contraire faisant vivre ensemble des ethnies antagonistes.
 
2) Tous deux sont composés d’un nord et d’un sud présentant d’énormes différences géographiques et humaines.
 
3) Les deux pays sont caractérisés par l’écrasante domination démographique des ethnies sudistes.
 
4) Politiquement, les deux pays ont, depuis l’indépendance, toujours été dirigés par les sudistes.
 
5) Ces deux pays sont totalement enclavés et ils dépendent pour leur survie de l’aide internationale.
 

Le Mali, un rift géographique et racial

 
Au Mali, nous sommes face à un triple problème doublé d’une triple contradiction :
 
– Pour l’armée française, l’ennemi est islamiste alors que pour l’armée malienne il est Touareg.
– Si l’armée française se retirait, les forces de Bamako seraient « reconduites » vers le fleuve par les Touareg qui ont provisoirement cessé le combat, essentiellement afin de ne pas déplaire à Paris.
– Pour le président Ibrahim Boubakar Keita, certains des islamistes que les soldats français combattent sont des « alliés » contre les séparatistes touareg.
Voilà pourquoi, ainsi que l’avait fait son prédécesseur, il se prépare à leur donner des gages. Nos soldats risquent donc de se trouver dans une singulière et insolite situation…
 
Contrairement à ce qui a trop souvent été écrit, au Mali, nous ne sommes pas face à une guerre de religion, mais en présence d’un conflit ethnique et même racial dont, avec opportunisme, les islamistes ont profité.
Comme je l’ai dit à plusieurs reprises, mais il importe de le redire si nous voulons comprendre la situation malienne, le cœur du problème est que, depuis le néolithique, sudistes et nordistes sont en rivalité pour le contrôle des zones intermédiaires situées entre le désert du nord et les savanes du sud.  En plus d’être ethno-raciale leur opposition était donc traditionnellement liée à deux modes de vie différents, contradictoires et concurrentiels :
 
– Celui des nordistes était basé sur la transhumance des troupeaux et il avait pour impérieuse nécessité la liberté d’accès au fleuve.
– Celui des sudistes est toujours fondé sur la sédentarisation, l’agriculture et les villages ; nous sommes ici dans la civilisation des greniers.
 
Cet arrière-plan dessiné, les actuels évènements tirent leur origine de l’enchaînement d’évènements nés en 1591 avec la conquête de l’empire Songhay par les armées marocaines. Cet empire qui avait été fondé par le peuple éponyme de cultivateurs- pêcheurs vivant le long des berges du fleuve Niger, depuis Djenné au Mali jusqu’à Niamey au Niger, fut remplacé dans la boucle du Niger par le Pachalik marocain de Tombouctou cependant que, plus au sud, dans l’actuel Mali méridional naissaient les royaumes bambara.
A partir de la fin du XVIII° siècle, ces royaumes animistes subirent les razzia esclavagistes menées par les Maures  vivant dans le désert mauritanien et malien, à l’ouest des espaces touareg. Au XIX° siècle, lors du grand jihad peul de Sékou Amadou, et après une farouche résistance, le royaume bambara de Ségou fut conquis, ravagé et islamisé.
Toutes les populations nomades nordistes, Touareg, Maures, Arabes, mais aussi dans une large mesure Peuls, furent esclavagistes et elles puisèrent dans le « vivier humain » sudiste du Bilad al Sudan, le « pays des Noirs », notamment chez les Bambara, les Soninké et les Malinké du sud Mali. Ces derniers n’ont pas oublié leurs souffrances passées dont ils furent délivrés par la colonisation française ; c’est pourquoi, dès l’indépendance, devenus les maîtres d’un Etat rassemblant artificiellement nomades et sédentaires, razzieurs et razziés, esclavagistes et victimes, ils se vengèrent, notamment sur les Touareg, lesquels, en réaction, se soulevèrent à maintes reprises. Sur ce terreau propice prospérèrent ensuite les trafiquants de toutes sortes, puis les islamistes qui furent chassés du nord Mali par l’Opération Serval.
Aujourd’hui, tous les « ingrédients » du conflit demeurent en dépit des élections présidentielles de 2013 et seule la présence militaire française empêche un nouvel embrasement.

 
La RCA, une marche-frontière

 
En RCA où il aurait été facile de « traiter » les coupeurs de route de la Seleka fin 2012 ou début 2013 avant leur marche sur Bangui, l’indécision de l’Elysée a laissé se développer une zone hautement crisogène devenue incontrôlable.
 
Ici aussi, l’histoire explique les évènements d’aujourd’hui. L’actuelle RCA a ainsi longtemps constitué une marche-frontière, le bilad el Kouti ou Dar Kouti, littéralement la  « terre des esclaves », qui vécut dans la dépendance du royaume tchadien de Ouaddaï. Au XIX° siècle, le pays fut ravagé par les raids esclavagistes venus du Soudan. Comme au Mali, les populations sudistes conservent la mémoire de ces chasses à l’homme dont elles furent, elles aussi, libérées par la colonisation française.
Or, cette colonisation libératrice portait en germe les actuels problèmes car, pour créer l’Oubangui-Chari, la France traça un quadrilatère de 623 000 km2 présentant de grandes différences géographiques, donc humaines, et rassemblant  razzieurs et razziés.
Après l’indépendance, comme les anciennes tribus esclavagistes ou partenaires des esclavagistes venus du Soudan, ne représentaient que moins de 10% de la population, et comme elles vivaient dans l’extrême nord-est du pays, elles furent totalement exclues de la vie politique. Elles se tournèrent donc  naturellement vers le nord et leurs parents du Soudan et du Tchad, d’où les problèmes transfrontaliers qui se posent aujourd’hui.
 
Depuis l’indépendance, l’histoire de la RCA se résume dans l’alternance de  cycles ethno-politiques sudistes et chrétiens. De 1960 à 1993, le pays fut dirigé par les « gens du fleuve » ; avec Barthélemy Boganda, Jean-Bedel Bokassa, David Dacko et André Kolingba, le pays fut ainsi gouverné par les Ngbaka et les Ngbandi, dont les Yakoma, ethnies chrétiennes.
En 1993, Ange-Félix Patassé remporta les élections. Ce Sara, ethnie en majorité chrétienne vivant  également au Tchad où elle constitue une grande partie de la population du sud-ouest du pays, fut élu grâce au soutien des Gbaya et des Banda désireux de s’affranchir de la tutelle des Ngbandi. Puis, le 15 mars 2003 le général François Bozizé, un Gbaya, prit le pouvoir.
 
A aucun moment les nordistes musulmans ne furent donc aux affaires, mais ils prirent leur revanche en 2012-2013 à travers un mouvement particulièrement sanguinaire, le Seleka (coalition en langue sango) originellement composé de plusieurs petites tribus du nord-est, dont les Gula et les Runga. L’éphémère « président » Michel Am Nondroko Djokodia évincé par l’intervention française de 2014 était un Gula.
 
Ces combattants furent renforcés par des Soudanais, notamment des Janjawid  qui s’étaient cruellement illustrés à la fois lors de la guerre du Darfour et contre les indépendantistes sud-soudanais. De plus, durant les guerres tchadiennes et les guerres tchado-soudaniennes des années 2000, les rebelles tchadiens opposés au président Idriss Déby Itno soutenus par le Soudan avaient tenté de contourner les défenses de ce dernier par le nord-est de la RCA. Ce fut alors que la région de Birao échappa aux autorités de Bangui pour devenir une zone quasi autonome contrôlée par des trafiquants transnationaux.
 
En 2013, l’opération de  la Seleka fut en réalité une moderne razzia lancée par quelques centaines de coupeurs de route qui renouaient avec une tradition sahélo-soudanienne  d’avant la colonisation.
La ville de Bangui prise, le pillage commença et les Gbaya furent massacrés ; puis les membres de la Seleka s’en prirent à tous les sudistes dans une folie meurtrière  qui se transforma en guerre contre les chrétiens. Ces derniers s’organisèrent en milices d’auto-défense, les anti-balaka, et l’anarchie fut encore amplifiée quand, venus de RDC, des combattants opposés à la Seleka tentèrent de reprendre Bangui. Ce fut alors que l’armée française intervint, mais sans que l’Elysée ait désigné les « amis » et les « ennemis », ce qui lui compliqua singulièrement la tâche.
Au début du mois de février 2014, Bangui était presque sécurisée mais l’intérieur du pays était en totale anarchie, les bandes de la Seleka s’étant repliées vers le Nord.

La question qui se pose désormais est de savoir qui va reprendre le contrôle de la région de Birao et des trois frontières (Tchad, Soudan du Nord, Soudan du Sud) d’où tout est parti ? Comme l’armée centrafricaine est incapable de le faire, l’armée française sera donc une fois de plus en première ligne. Si l’objectif est largement réalisable, le problème est ailleurs : que se passerait-il en effet si la Seleka se repliait au Soudan où, appuyée localement par des forces importantes elle lançait des opérations contre le contingent français ?
 
En résumé, tant au Mali qu’en RCA, nos armées sont donc condamnées à rester pour s’interposer entre Touareg et sudistes, entre Seleka et anti-Balaka, dans des missions sans fin et sans issue :
 
–       Sans fin parce que, si les forces françaises se retiraient, les massacres reprendraient et la France serait alors accusée de n’avoir rien fait pour y mettre un terme.
 
–       Sans issue parce que, au lieu de réfléchir à des solutions fondées sur le réel, à savoir la séparation des belligérants dans un cadre à définir, fédéral, confédéral ou autre, la France n’a, comme les médecins de Molière, qu’un seul remède à proposer, le « clystère » électoral dont l’on a pu constater l’inutilité et même la nocivité.