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Afrique

L’islamisme radical est-il soluble dans l’océan ethnique ?

1 nov 2017 | PAR Bernard Lugan | N°324
On assiste au choc entre l’islam des ethnies conquérantes et celui des ethnies conquises. Stocklib/Oleg Seleznev
Depuis la fin de l’année 2016, à l’exception des Shaabab somaliens, les islamistes africains subissent échec sur échec. En Libye, l’État islamique a été chassé, au Nigeria, Boko Haram est en phase de réduction et, dans tout le Sahel central, la multiplication des attaques terroristes montre davantage une stagnation qu’un essor.

Nulle part le califat annoncé n’a été instauré. Dans les trois régions concernées, les jihadistes se sont heurtés aux ethnies ou aux tribus. Ou bien, encore plus singulier, ils ont été contraints de s’enfermer dans le plus petit commun dénominateur ethnique ou tribal alors que leur ambition initiale était le califat universel. En plus de cela, le Qatar est actuellement freiné dans son entreprise subversive et l’Arabie saoudite prend peu à peu ses distances avec un courant qu’elle avait jusque-là plus que généreusement soutenu. Au Sahel, les islamistes sont en réalité face à une grande contradiction. Leur islam se veut en effet universel, or, et je viens de le dire, il n’a pas réussi à transcender les ethnies. Tout au contraire, face à l’échec de son projet universaliste, il s’est vu contraint de prendre appui sur elles. Par le passé, les jihads régionaux furent portés par une ethnie, en l’occurrence les Peul dont le mouvement s’est répandu comme une trainée de poudre à travers des espaces ouverts. Aujourd’hui, la situation est différente car tout mouvement révolutionnaire de grande ampleur est freiné par l’existence des frontières, même quand elles ressemblent à des passoires. La question qui se pose est donc désormais de savoir si l’addition des revendications ethniques particulières et contradictoires que soutiennent les islamistes peut déboucher sur un engerbage au sein d’un califat trans-ethnique et donc sur un vaste mouvement islamiste régional de type jihadiste, à l’image de ce que le Sahel a connu aux XVIIIe et XIXe siècles. À la lumière du passé récent, et cela tant en Libye qu’au Nigeria et au Mali, il est permis d’en douter : 

1) En Libye, si l’État islamique s’est initialement facilement installé à Syrte, dans la zone comprise entre la Cyrénaïque et la Tripolitaine, ce fut uniquement parce que sa présence arrangeait les deux principaux protagonistes de la crise. En établissant une sorte de zone tampon entre les forces du général Haftar et celles de Misrata, l’EI a, en quelque sorte, permis aux deux principales forces militaires de Libye de consolider leur pouvoir sur leurs zones respectives d’influence. En Cyrénaïque, le général Haftar eut ainsi tout le loisir de liquider les dernières poches islamistes, cependant que Misrata apparaissait de plus en plus comme le principal acteur en Tripolitaine. Aussi, quand sa présence ne fut plus utile aux belligérants, l’État islamique fut éliminé. Et cela d’autant plus facilement qu’il ne disposait d’aucune base tribale et qu’il ne pouvait, comme au Levant, jouer de l’opposition chiites-sunnites. 

2) Au Nigeria, Boko Haram fut pareillement instrumentalisé à la fois par les politiciens musulmans nordistes et par le président chrétien sudiste. Les premiers voulaient affaiblir le pouvoir du second quand ce dernier espérait, en laissant le mouvement gagner le plus grand territoire possible au nord, écarter des urnes des millions d’électeurs nordistes, ce qui lui aurait assuré la victoire aux élections présidentielles de 2015. En 2014, quand les sultans nordistes comprirent que leur soutien à Boko Haram allait permettre une victoire électorale du président sudiste chrétien Goodluck Jonathan, ils changèrent de politique. Boko Haram fut alors isolé et réduit à sa base ethnique Kanouri. Il se vit alors interdire toute expansion à la fois vers l’Ouest et le Sud. 

3) Dans la partie ouest du Sahel, la situation est paradoxale. Au mois de janvier 2013, au tout début de l’opération Serval, j’avais publié un communiqué sur le blog de l’Afrique Réelle dont le titre était : « Mali : quand le nuage islamiste ne masque plus le réel ethnique ». J’y écrivais que le « terrorisme islamique » occulte la vraie question, celle des relations entre nordistes et sudistes, pas seulement au Mali, mais dans tout le Sahel. Dans le cas du Mali, la réalité d’aujourd’hui confirme cette analyse faite il y aura bientôt cinq ans de cela car : - Nous ne sommes pas face à une guerre de religion ;
- Nous sommes en présence d’un conflit ethno régional et même racial ancré dans la nuit des temps et dont les islamistes ont profité avec opportunisme pour s’insérer dans le jeu politique local. 
Or ces islamistes prônent un islam radical, sorte de fourre-tout sublimant déceptions, désillusions et frustrations, comme hier le marxisme. Mais cet islam révolutionnaire financé par les monarchies pétrolières du Golfe est sans perspective. Aussi, ayant pris conscience qu’il est étranger aux réalités sociologiques de la région, ses chefs ont alors tenté de fabriquer une artificielle identité africaine arabophone musulmane échappant aux structures traditionnelles et en rupture avec elles. 

UNE FORME DE JACQUERIE UTILISANT LA RELIGION

Cette évolution doctrinale a fait que l’on est peu à peu passé d’une expression religieuse radicale régionale à une revendication révolutionnaire à expression religieuse ethniquement cantonnée. Or ce phénomène a ses limites car il a débouché sur la parcellisation du Mali à travers un émiettement ethnique et bientôt tribal puisque les islamistes soutiennent chacune des revendications ethno-tribales contradictoires les unes aux autres. L’exemple des Peul du Macina illustre clairement mon propos. Dans cette partie centrale du Mali, le recrutement de certains Peul par les jihadistes est favorisé par le problème social dans la mesure où des individus marginalisés voient dans l’islam jihadiste le moyen d’une revanche sur les aristocraties locales. La démarche est ici de même nature que celle des Peul des XVIIIe et XIXe siècles qui trouvèrent dans l’islam le levier leur permettant de renverser les féodalités locales, Haoussa dans l’actuel Nigeria et Bambara dans l’actuel Mali. Nous sommes donc en présence d’une forme de jacquerie utilisant la religion, d’un conflit entre Peul transhumants et populations sédentarisées, Peul ou autres, les premiers contestant les droits fonciers des seconds. Face à cela, impuissant, l’État malien réagit en s’appuyant à son tour sur les ethnies. Désemparé et ayant perdu le contrôle du nord et du centre du pays, il soustraite la question sécuritaire à des milices ethniques locales, à l’image de ce qu’il a fait au nord avec le colonel Ag Gamou et ses touareg Imghad utilisés contre les touareg iforas du MNLA. Le résultat est que l’ethnisation du conflit devient de plus en plus forte, ce qui, par voie de conséquence, rend de plus en plus difficile la réalisation d’un califat trans-ethnique.

L’ISLAMISME COMME OUTIL DE CONTESTATION SOCIO-ETHNIQUE

L’exemple du Macina se retrouve ailleurs, notamment dans la zone frontalière entre le Niger et le Mali, et plus largement vers Menaka. Ici, les Peul Daoussak (Daoussahak ou Dawasak) qui, traditionnellement, sont les bergers des Touareg Ouelleminden Kel Ataram auxquels ils sont intégrés, bien que leur langue soit à plus de 30% songhay, s’opposent aux Peul de Tillabery. En 2012, ces derniers avaient rejoint le Mujao pour mieux combattre les Daoussak avec lesquels, depuis la nuit des temps, ils sont en concurrence pour l’accès à l’eau et aux pâturages. Aujourd’hui, les Peul de Tillabéry ont migré du Niger au Mali, vers Menaka, d’où des tensions avec les Daoussak de Ménaka qui soutiennent le MNLA. Cette problématique dépasse les frontières du Mali puisqu’elle se retrouve au Burkina Faso, hors du bastion Mossi. C’est ainsi que dans la région du Soum, dans la province du Sahel, Ansar ul Islam, le mouvement jihadiste local crée par Ibrahim Dicko est d’abord un outil de contestation socio-ethnique prônant l’égalité, combattant la chefferie et le rôle religieux des familles maraboutiques. Ce mouvement révolutionnaire qui utilise l’islam comme moyen est soutenu par les dominés peul de basse classe, les Rimaibé du nord du Burkina Faso, ainsi que par les Bella, anciens esclaves des Touareg. Dans la partie musulmane du Cameroun, nous assistons à une opposition entre l’islam peul dominant et traditionnel et l’islam Kirdi (2). Nous sommes en réalité en présence d’une tentative de réactivation des oppositions qui furent à la source de la création du califat de Sokoto entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe, ce qui se traduit aujourd’hui par un choc entre l’islam des ethnies conquérantes et celui des ethnies conquises.

(1) Bernard Lugan est un historien français spécialiste de l’Afrique où il a enseigné de nombreuses années. Il est l’auteur d’une multitude d’ouvrages. 

(2) Kirdi est le nom générique donné aux populations noires islamisées par les Peul au XIXe siècle.

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