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L’université des Mascareignes lance son école de géopolitique

Selon son directeur, Shafick Osman, l’océan Indien est redevenu un axe majeur du monde actuel. Prenant acte de cette nouvelle réalité, l’école propose aussi de la formation continue et s’intéresse au développement international des entreprises. Entretien…

L'Éco austral : Vous ouvrez une école de géopolitique. En quelques mots, comment définir cette discipline?

Shafick Osman : Comme vous le précisez, la géopolitique est une discipline, ce n'est pas une science ! Difficile de la définir en quelques mots, mais on peut la résumer ainsi : c'est l'analyse des rapports de force sur un espace donné. Cela va du très petit, du micro, au très grand, au planétaire, dépendant des échelles.

L'Inde veut faire de l'océan Indien sa Méditerranée. La France est depuis longtemps présente via La Réunion, Mayotte mais aussi avec ses bases à Djibouti et Abu Dhabi. Quant aux États-Unis, ils sont également actifs. En quoi la géopolitique nous permet de comprendre les bouleversements de notre temps ?

La géopolitique ne donne pas de réponses claires et précises, mais fournit des clefs et des éléments de réponse très pertinents avec ses boîtes à outils. La géopolitique, c'est du raisonnement et de l'analyse qui permettent non seulement de comprendre à travers plusieurs choses, mais aussi de prévoir. Néanmoins, je le répète, ce n'est pas une science ! C'est pour cela aussi qu'il faut toujours dater en géopolitique car ce qui était valable il y a une semaine peut ne plus l'être sept jours plus tard. La géopolitique est une discipline cousine du journalisme car on se doit de suivre, quasiment jour après jour, les mouvements sur son espace ou territoire.

L'océan Indien, c'est un tiers de l’humanité, 70% du trafic pétrolier mondial et la moitié du fret commercial. - Stocklib/Martine Oger

L'océan Indien, c'est un tiers de l’humanité, 70% du trafic pétrolier mondial et la moitié du fret commercial.

 

L'océan Indien, c'est un tiers de l’humanité, 70% du trafic pétrolier mondial et la moitié du fret commercial. L'Asie devient une puissance montante. Comme Robert Kaplan, journaliste américain spécialiste des sciences politiques, pensez-vous que notre région (re)devient le centre du monde ?

Oui, tout à fait. Depuis le boom pétrolier du début des années 70, l'accroissement des échanges maritimes avec la Chine et l'Inde de ces dernières décennies et les guerres du Golfe et d’Afghanistan, l'océan Indien est devenu, ou plutôt redevenu, comme vous le dites, un des axes majeurs de la planète. Certains pensent, comme Kaplan, que l'océan Indien sera le centre du monde dans peu de temps et, en effet, rien n'interdit de le penser vu la montée en puissance de la Chine, de l'Inde, des émirats du Golfe et du trafic pétrolier, entre autres.

L'océan Indien compte de nombreuses organisations régionales comme la SADC (Communauté économique de l'Afrique australe), le COMESA (Marché commun d’Afrique orientale et australe), la COI (Commission de l'océan Indien) ou même l'IORA (Indian Ocean Rim Association) qui associe les pays riverains de l’océan Indien, mais sont-elles complémentaires ?

Difficile de répondre à cette question car chacune opère sur des zones géographiques différentes. Ce qui est sûr, c'est qu'il faudrait une certaine synergie entre la COI et l'IORA. Il faudrait plus d'interactions, plus d'échanges, plus de projets communs car l'IORA opère sur tout le bassin indianocéanique et la COI dans une sous-région seulement. Les membres communs de la COI et de l'IORA auraient à gagner dans cette synergie, mais ne soyons pas dupes : les intérêts divergent aussi.

Le problème de la piraterie a permis de créer un consensus des États de la région avec diverses opérations comme Atalante pour l'Europe. Car 99% de nos importations se font par la mer. Est-ce un facteur structurant de la sécurité pour l'océan Indien ?

Les acteurs concernés vous répondront oui, très probablement. Mais je vois les choses différemment. Il faut aller à la source ou aux sources du problème : c'est le déversement de produits hautement toxiques sur les côtes somaliennes dans les années 90 quand le pays se trouvait en pleine guerre civile ! Ces navires poubelles, venant d'Europe pour la plupart, ont trouvé dans cette région un endroit idéal pour en faire une décharge, pas à ciel ouvert mais à mer ouverte ! On en parle peu, trop peu, car éthiquement cela fait très mal, mais c'est la réalité. À partir de là, on comprend mieux les mouvements de défense des populations côtières de la Somalie qui se sont accentués pour en finir avec les histoires de piraterie dans les années 2000. Mais qu'a fait la communauté internationale, la COI, Maurice et les autres États de la région pour, non seulement aider ces populations côtières contre ces navires poubelles, mais la Somalie tout entière à se reconstruire ? C'est seulement quand les choses se sont gravement détériorées ces dernières années que la communauté internationale a vraiment réagi et a pris des mesures de répression, sans prendre des mesures de prévention et de réparation. Dans l'école géopolitique que j'ai fréquentée en France, on se plonge toujours dans les profondeurs de l'Histoire pour comprendre et expliquer le présent et je pense que c'est l’une des meilleures méthodologies qui existent.

L'Inde, face à la montée de la puissance chinoise, mise sur sa marine. Certains pensent qu'elle veut devenir le gendarme de notre région. Quelle position nos îles peuvent-elles adopter ?

La grande question que les géopoliticiens se posent, c'est évidemment : est-ce que l'océan Indien est… indien ? L'Inde considère, en quelque sorte, que c'est son espace, du moins une partie de cet espace. Et elle a toujours eu une présence et un intérêt très prononcés dans cette région du monde pour des raisons sécuritaires et stratégiques. La présence chinoise, elle, est relativement récente même si elle s'accélère. Mais une chose est certaine, depuis les années 80 tout au moins : il y a collusion entre les États-Unis et l'Inde concernant l'océan Indien.
Les États insulaires doivent savoir ce qui est dans leur intérêt, mais disons que l'Inde a des présences bien ficelées non seulement à Maurice et aux Maldives, mais aussi à Madagascar, aux Seychelles et au Mozambique, surtout ces derniers temps.?

Assiste-t-on à un axe Canberra-New Delhi contre Pékin ?

Oui, il existe un axe très fort entre l'Australie et l'Inde concernant l'océan Indien, mais je ne suis pas sûr que cela soit axé « contre Pékin », comme vous dites. Même si le grand rival de l'Inde, c'est connu, est la Chine et si toute action pouvant contenir l'action chinoise dans la région serait appuyée, a priori, par New Delhi…

Dans votre thèse de doctorat, vous expliquez le projet de terres mises à la disposition de l'État mauricien au Mozambique et à Madagascar… En quoi cela s'intègre dans la géopolitique de Port-Louis ?

Ce sont des terres qui sont mises à la disposition de Maurice par des gouvernements de « pays amis » tels que Madagascar, le Mozambique, le Congo-Brazzaville et le Gabon. Ce que je déplore, c'est qu'il y a peu d'initiatives des autorités mauriciennes pour encourager les investisseurs et entrepreneurs mauriciens dans ces pays où pourtant la terre est disponible gratuitement. C'est Arvin Boolell (l'actuel ministre mauricien des Affaires étrangères – Ndlr) qui disait, à la fin des années 90, que la concession des terres obtenue au Mozambique est le plus grand événement que Maurice ait connu depuis l'indépendance. Mais que voit-on aujourd'hui ? Seule une poignée d'entreprises s'est intéressée à cela et, pire, ce sont des sociétés étrangères, profitant de l'offshore mauricien et des facilités qu'offre l'île, qui font des affaires là-bas ! Il aurait fallu avoir une cellule ou un organisme spécial s'occupant exclusivement de ces bouts de Maurice sur le continent africain qui représentent des opportunités énormes pour nos entreprises et industries.

Nos îles sont constituées de diasporas qui ont des rôles très importants. Est-ce un frein ou un avantage pour créer une identité indianocéanique ?

Difficile de concevoir une identité indianocéanique tant nos cultures, origines et traditions sont diverses. Culturellement, c'est très difficile mais pas impossible. Ce qui est plus dans le domaine du possible, c'est l'espace indianocéanique économique et politique. Cela est tout à fait possible et c'est pour cela que je vous disais qu'il faut absolument plus d'actions communes entre la COI et l'IORA. Jean-Claude de l'Estrac déclarait récemment qu'il voudrait être perçu comme le Jean Monnet de l'océan Indien, mais ce Jean Monnet doit obligatoirement passer de la côte orientale sud-africaine à la côte occidentale de l'Australie ! C'est le fameux Grand océan Indien, façon discursive, de Didier Robert (président de la Région Réunion – Ndlr), le véritable océan Indien, c'est-à-dire de Durban à Perth, comme j'ai l'habitude de le dire.?
En rester aux seuls États et territoires du sud-ouest de l'océan Indien ne suffit pas à être un Jean Monnet…

SHAFICK OSMAN

Journaliste et rédacteur en chef à Maurice dans les années 90, Shafick Osman sera attaché de presse, puis conseiller de deux ministres de l’Éducation. Il est détenteur d'une maîtrise en médias et d'un DEA en géopolitique de Marne-la-Vallée. Major de sa promotion, il s’inscrit à Paris IV pour une thèse sur la géopolitique de la République de Maurice. Il y décroche brillamment son doctorat en 2013 avec les félicitations unanimes du jury. Il a entrepris nombre de consultances dans les îles de l’océan Indien, et notamment à Madagascar en août-septembre 2012 à l’occasion de la toute première mission de la COI dans le cadre des élections.

 

L'ÉCOLE DE GÉOPOLITIQUE

L'université des Mascareignes propose, avec le soutien de La Sorbonne, un master international de géopolitique. Le master aura le soutien de deux professeurs émérites dont le Pr Korinman, référence en géopolitique et considéré comme le fils spirituel du père fondateur de l'école de géopolitique française, Yves Lacoste. Le master sera axé sur l'océan Indien et la géopolitique maritime, mais donnera des éclairages sur l'Europe, l'Afrique, l'Amérique du Nord et même… le Pôle Nord ! Il est destiné à ceux qui sont en formation initiale ou en formation continue ou reprise d'études et qui seraient intéressés à faire carrière ou qui travaillent déjà dans la diplomatie, les affaires internationales, le développement à l'international des entreprises, les ONG, les organismes internationaux, la fonction publique, le journalisme ou la gestion des collectivités locales. Son coût sera de 10 000 euros sur deux ans. La première promotion devrait accueillir, dès janvier 2015, 20 étudiants, tant étrangers que mauriciens.