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Guyane

« On n’envoie pas des fusées dans l’espace depuis un bidonville »

Cette phrase aurait été prononcée par François Mitterrand bien que ses quatorze années de présidence n’aient pas particulièrement agi en faveur du développement de la Guyane. Elle peut néanmoins résumer tout le paradoxe guyanais.

Ce département, grand comme le Portugal, couvert à 98% d'une forêt dont la biodiversité est exceptionnelle, avoue aujourd'hui 252 000 habitants (ils seraient environ 30% plus nombreux) sans aucune homogénéité culturelle. Aux tribus dispersées des Amérindiens s'ajoutent les Créoles, dont le nombre sera bientôt dépassé par la somme des apports plus ou moins clandestins de Brésiliens, d'Haïtiens, de Chinois, de Hmong (combattants du Laos recueillis en 1977), de Surinamais, de Péruviens… Sans oublier les « noirs marrons » du fleuve et les métropolitains.

LE LONG CHEMIN VERS LA RECONNAISSANCE D’UNE IDENTITÉ 

Peut-être l'aspect le plus historique du long mouvement social que connaît la Guyane se situe-t-il finalement, chez ces populations disparates, dans la découverte progressive d'une conscience guyanaise. Car même si les slogans y sont encore en créole (« Pou Lagwiyanne dékolé », pour que la Guyane décolle), la création d'une université de Guyane, trois ans auparavant, avait déjà annoncé une certaine volonté d'émancipation, au moins culturelle, du département par rapport aux Antilles. Le chemin de la Guyane vers une reconnaissance nationale de son identité reste toutefois encore long. La Guyane est un DOM (département d’Outre-mer), mais n'est pas une île, contrairement à ce que pensait le nouveau président de la République… Sa beauté ne réside pas dans la transparence de ses eaux, mais dans la puissance de ses fleuves et l'empire de sa forêt. Sur la Guyane pèse aussi, dans l'imaginaire métropolitain, une tragédie qui n'est pas seulement celle de l'esclavage, hélas moins originale, mais l'histoire du bagne. Or l'action culturelle du Centre national d’études spatiales, aujourd'hui propriétaire des îles du Salut (où fut enfermé entre autres le fameux Dreyfus), est à cet égard tout à fait symptomatique d'un refoulement forcé : l'endroit de tant de douleurs a été transformé en une rieuse villégiature pour cadres en week-end.
 

La France et la Guyane ne peuvent pas faire l'économie d'une analyse sur la tragédie du bagne. On n'oublie pas 170 000 morts en jetant de la terre dessus.
La France et la Guyane ne peuvent pas faire l'économie d'une analyse sur la tragédie du bagne. On n'oublie pas 170 000 morts en jetant de la terre dessus. Stocklib/Jean-Marc Guyon
 

LE SENTIMENT D’INSÉCURITÉ N’ÉPARGNE PERSONNE

À tous les carrefours de Cayenne, des statues d'esclaves libérés de leurs chaînes rappellent le calvaire des populations africaines importées. Mais rien sur le bagne, sinon des bâtiments largement amoindris de leur signification ! La France et la Guyane ne peuvent pourtant pas faire l'économie d'une analyse sur cette tragédie. On n'oublie pas 170 000 morts en jetant de la terre dessus. Et celle de Guyane est restée violente. En proportion, de très loin la plus violente de France. Quarante-deux homicides en 2016. Les braquages ne méritent même plus un encart, le crack tue les plus faibles, le trafic de cocaïne augmente la criminalité… La Guyane est aussi une terre américaine : entre des frontières incontrôlables, l'or abonde en sous-sol, dans les rivières, et la loi républicaine n'atteint pas les profondeurs de la forêt.
C'est justement le sentiment d'insécurité, parce qu'il n'épargne personne, qui a fédéré au départ toutes les adhésions au mouvement social. Avec la création d'un curieux collectif… Les « Cinq cents frères », tous cagoulés et habillés de noir qui, face à la faillite de l'ordre public, entendent restaurer la sécurité dans les rues de Cayenne. Selon eux, leur déguisement a principalement une fonction théâtrale, et leurs premières revendications étaient effectivement modestes : éradication des squats, maintien de l'escadron de gendarmerie, renvoi des détenus étrangers dans leur pays d'origine (50% de la population carcérale). Mais une semaine plus tard, d'autres collectifs et syndicats s'étaient agrégés aux « Cinq cents frères », barrant les routes, fermant les écoles et étendant la liste de leurs doléances à tous les secteurs, depuis la maintenance d'un hôpital à Kourou jusqu'à la question des terres amérindiennes. Plusieurs décennies d'un légitime sentiment d'abandon étaient en train de s'exprimer. Ni la venue de deux ministres, dix jours plus tard, ni leurs excuses, ni les onze accords signés, ni le milliard d'euros débloqué pour la Guyane ne sont parvenus à épuiser complètement l'élan du mouvement. 
Las, ! « Il est infiniment plus difficile de finir que de s'éterniser », remarquait déjà Léon Bloy. Comme s'il était le premier surpris par son audience nationale, le mouvement a voulu durer. Les ministres étaient déjà partis qu'un chiffrage du rattrapage sortait trois milliards non négociables ! Au fil des journées d'immobilisation, alors que l'économie s'asphyxiait, que des protestations s'élevaient, la partie créole du mouvement s'est crispée autour d'une hégémonie politique et culturelle qu'elle pourrait pourtant bien perdre dans l'avenir, en raison de sa proportion décroissante au sein de la population. Ces « Cinq cents frères », comme les autres collectifs, malgré l'emprise sur une foule toute acquise qu'ils ont démontrée pendant un temps depuis le balcon de la Préfecture, n'ont aucun mandat représentatif. Leurs manières sont souvent militaires et ils ne reculent pas devant la coercition pour imposer leur action. Surtout, ils ont réussi à donner l'impression, à la fois diffuse et très suspecte, d'être les maîtres de la violence urbaine, la retenant, mais pouvant tout aussi bien la laisser s'embraser en cas d'interventions musclées sur les barrages. De trop nombreux jeunes ne songent en effet qu'à en découdre avec les forces de l'ordre, galvaudant au passage quelques grandes figures du pacifisme noir, comme Martin Luther King ou Mandela. Redoutable stratégie victimaire, plus ou moins conscientisée, mais validée par l'Histoire, que la présence des médias favorise et dont la patience est l'arme première. 
 

Français, mais aussi Russes (Soyouz) et Italiens (Vega), lancent leurs fusées vers l'espace à partir de la base aérospatiale.
Français, mais aussi Russes (Soyouz) et Italiens (Vega), lancent leurs fusées vers l'espace à partir de la base aérospatiale. Stocklib/Matyas Rehak
 

LA FRANCE N’A AUCUN VRAI PROJET

Davantage d'autonomie, peut-être un statut de COM, la France semble certes pouvoir l'accorder sans état d'âme à toute la Guyane. Toute, sauf la base aérospatiale de Kourou. Un endroit parfait, avec sa latitude équatoriale, la solidité de son socle continental qui plonge dans les eaux atlantiques, l'absence de cyclones et la relative stabilité politique que suggère une position française. Français, mais aussi Russes (Soyouz) et Italiens (Vega) y lancent leurs fusées vers l'espace. Un monde sous haute surveillance, par essence peu pourvoyeur d'emplois locaux, la tête tournée vers les étoiles, volontairement distancié de la réalité guyanaise dont il ne faudrait pas que les soubresauts viennent ébranler le pied des tours. C'est le rôle dévolu à l'aide sociale dont vit sans gloire et avec effort, dans un DOM où la vie est chère, la moitié de la population. Mais au-delà du pourtour des fusées, la France n'a aucun vrai projet pour la Guyane. Comme si le poids de l'Histoire, encore lui, la pétrifiait dans cet état de terre sans espérance dont on ne peut au mieux que s'en retourner. En faut-il une preuve ? Les fusées s'envolent très haut dans le ciel, mais l'aéroport Félix Éboué de Guyane est un cul-de-sac aérien ! Loin de faire rayonner la présence française en Amérique latine, la Guyane apparaît seulement depuis Paris comme la troisième « île » des Antilles françaises ; la plus éloignée, la moins favorisée, celle où la mer est moins bleue, les araignées plus grosses et que colonisent sur tous les plans la Guadeloupe et la Martinique. Car le statut actuel subordonne les échanges commerciaux de la Guyane à un protectionnisme qui ne s'avoue pas. Sait-on seulement que, depuis six ans déjà, un pont a été construit, sur le fleuve Oyapok, entre la Guyane et le Brésil ? Il vient seulement d'être inauguré et sa mise en service n'est toujours pas effective ! Or il se trouve par exemple que le Brésil est le premier exportateur de viande bovine au monde…Mais vous n'en trouverez pas un steak chez les distributeurs guyanais. 

LE PROBLÈME DU FONCIER
Avec un ratio de moins de 3 habitant au km2, on pourrait s'attendre à ce que la Guyane ne connaisse pas de problèmes de foncier. Oui, mais il y a la forêt, dont plus du quart est déjà classé en parc national (le Parc national Amazonien), et qui ne laisse guère que 7 500 km2 aux domaines agricoles et urbain le long d'un « fer à cheval », qui s'étend de Maripasoula, en suivant le fleuve Maroni, longeant le littoral, jusqu'à Saint-Georges. La départementalisation (1946) a érigé l’État en propriétaire de la presque totalité des sols dont il peut céder gra-tuitement une partie agricole, après des baux à durée variable, aux entrepreneurs qui défrichent et mettent la terre en valeur. Les collectivités, dans le domaine urbain, sont fortement demandeuses d'espaces constructibles, qu'elles peuvent ensuite éventuellement re-vendre en parcelles aux particuliers. Hélas, comme aux temps des « âges farouches », et renversant l'ordre des procédures, nombreux sont ceux qui s'installent sauvagement, notamment le long des axes routiers, et réclament ensuite un titre de propriété au nom des travaux entrepris. Les jeunes exploitants agricoles sont nombreux ; leurs re-vendications portaient sur l’accélération des démarches administratives ainsi que l'obtention des fonds européens. Grâce à la diligence des services de l’État, ils sont les premiers à avoir quitté le conflit après satisfaction. En contrepartie, les cessations à titre onéreux (de 1 000 à 5 000 euros l'hectare) qui, sous prétexte agricole, donnaient lieu à des spéculations immobilières, ont disparu. L’État entend mieux couvrir le suivi des défrichages et des installations face à une pression foncière qui voudrait faire reculer toujours davantage le Domaine forestier permanent. 
AFFAISSEMENT GÉNÉRAL DE L’ÉCONOMIE
Depuis le début de l'année, 130 entreprises auraient déposé leur bilan à la Chambre de commerce, tandis que 30 entreprises sont déclarées en faillite. Celles qui ont résisté peuvent s'attendre tout de même à un fort creux de trésorerie dans les mois qui suivront la crise, les obligeant à reporter leurs investissements, de la même façon que leurs clients reporteront leur demande. L'affaissement général de l'économie va augmenter le taux de chômage (23% en 2016 contre 10% en métropole et 19,6% à Mayotte), en forte corrélation avec les chiffres de la délinquance. Les rues de Cayenne seront-elles plus sûres le soir ? En étirant leur mouvement de façon interminable, il n'est pas certain que les « Cinq cents frères » aient œuvré dans le sens de la tâche civique qu'ils s'étaient généreusement assignée. 
MISÈRE SOCIALE ET SURNATALITÉ
Kourou, quatrième ville de Guyane, « la cité des étoiles », n'a pas de Centre communal d'action sociale. Son  hôpital a été vendu peu glo-rieusement un euro symbolique par le Centre national d’études spatiales qui s'est débarrassé du bébé auprès de la Croix-Rouge, au-jourd'hui débordée par les demandes, ne serait-ce que les vaccinations. Selon l'Insee, le taux de natalité des Guyanaises serait le plus élevé du continent sud-américain, avec 3,52 enfants par femme, tandis que l'espérance de vie rattrape celle des Antilles. Une mère sur deux est d'origine étrangère, un enfant sur trois est de nationalité étrangère. Brésiliens, Surinamais et Haïtiens sont les plus nombreux, à peu près à parts égales. Quant à la population clandestine, elle est par essence difficile à évaluer. Quatre mille Haïtiens seraient entrés illégalement en Guyane, rien que pour l'année 2016. Au pied des fusées, voici quelques éléments de la réalité sociale guyanaise.