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Philippe Labro : « La suppression des quotas pourrait être mortelle pour la filière canne-sucre »

Le président de Tereos Océan Indien souligne le caractère crucial de la dotation de 38 millions d’euros promise aux DOM pour compenser la baisse des prix liée à la suppression des quotas sucriers en Europe. Il souhaite également l’exclusion des sucres spéciaux dans les accords de libre-échange signés par l’Union européenne.

Quel bilan dressez-vous de la campagne sucrière 2015 ?
Avec près de 1,9 million de tonnes, c’est plutôt une bonne campagne, meilleure que les dernières qui avaient été marquées par des sécheresses. Pour la première fois depuis cinq ans, on a retrouvé des conditions de pluviométrie à peu près normales, d’où la remontée du tonnage de canne. En revanche, la richesse en sucre n’est pas très bonne puisqu’on a fini avec un chiffre inférieur à la moyenne. Globalement, c’est plutôt une bonne année pour les planteurs, mais, en terme de sucre, on est à 201 000 tonnes. Ce niveau est relativement moyen, mais cela reste satisfaisant car on se situe au dessus de 200 000 tonnes. C’est donc une campagne plutôt bonne sans être exceptionnelle.

Que se passera-t-il pour la filière canne à partir d’octobre 2017 ?
Le 1er octobre 2017 va marquer la fin des quotas sucriers qui régissent la profession depuis 1969. Ce système limite les droits à produire un peu partout en Europe à un niveau inférieur à la consommation européenne. Il y a 13,5 millions de tonnes de quotas en Europe alors que la consommation européenne est de l’ordre de 18 millions de tonnes. L’Europe est donc obligée d’importer. Les quotas ont pour avantage d’assurer un débouché garanti au sucre des DOM (Départements d’Outre-mer – Ndlr). Mais à partir du 1er octobre 2017, les opérateurs sucriers en Europe pourront produire la quantité qu’ils voudront. Et comme il existe des milliers d’hectares disponibles contrairement à l’Outre-mer et comme, d’autre part, les sucreries européennes peuvent augmenter la durée de la campagne sucrière, la production de sucre en Europe va augmenter fortement et les coûts de production vont baisser car les usines vont tourner plus longtemps. Cela va poser un problème aux DOM qui produisent de 250 000 tonnes à 262 000 tonnes de sucre chaque année. En fait, les entreprises sucrières de l’Outre-mer produisent du sucre de canne roux pour deux types de marchés complètement différents. Une partie de notre production concerne les sucres spéciaux, des sucres à haute valeur ajoutée, prêts à être directement consommés sans aucune étape de traitement. Ils sont consommés en tant que sucre de bouche ou par des industriels qui veulent valoriser leurs produits. C’est notre segment de marché préféré parce qu’il valorise le mieux nos produits et ne nous met pas en concurrence avec le sucre de betterave européen. Mais il ne représente que 250 000 tonnes, soit 1,5% du marché européen. C’est trop peu pour nous permettre d’écouler toute notre production même si nous sommes leaders sur ce segment de marché européen face à des concurrents de plus en plus nombreux. On peut citer Maurice, la Guadeloupe et tous les pays qui entrent grâce aux accords commerciaux que conclut l’Europe… Le Swaziland le Malawi, les pays du pacte andin comme la Colombie et tous les pays qui produisent du sucre de canne dont la plupart sont des pays à faible coût de main d’œuvre.

Quel tonnage de sucres spéciaux, La Réunion arrive-t-elle à écouler et comment ça se passe pour le reste de la production ?
Nous écoulons 88 000 tonnes de sucres spéciaux sur un marché européen de plus en plus concurrentiel. Pour le reste, soit quelque 115 000 tonnes transformées en sucre blanc, la fin des quotas nous place en concurrence frontale avec les 17 millions de tonnes de sucre de betterave européen qui bénéficient de coûts de production nettement plus faibles. Notre problématique pour le futur est de mettre en place l’engagement qu’avait pris le président de la République en août 2014 à La Réunion, à savoir un mécanisme de compensation nous permettant de nous situer au niveau des coûts de production européens. Cette compensation représente 38 millions d’euros pour les industriels sucriers de l’ensemble des DOM.

Les gains de productivité enregistrés en Europe n’étaient-ils pas possibles à La Réunion ?
En forçant le secteur sucrier européen à se restructurer et à se concentrer, la politique européenne a fait diminuer les coûts de production en Europe. Cette concentration n’a pas pu intervenir dans les DOM car elle avait déjà été achevée depuis des années. À La Réunion, on est ainsi passé de 180 sucreries en 1860 à deux depuis 1996.
La dernière réforme de l’Organisation commune du marché (OCM) du sucre, qui date de 2006, a conduit à la fermeture de 45% des sucreries européennes entre 2006 et 2012. Quelque 45% du personnel a été licencié. Chaque sucrerie a augmenté fortement sa production. En 2006, la production moyenne par sucrerie en Europe était de 110 000 tonnes et, à La Réunion, on se situait aux alentours de 100 000 tonne. On était donc à peu près de la même taille par unité de production. Mais du fait de la politique de Bruxelles, la production est arrivée à 170 000 tonnes par sucrerie en Europe et, pour les pays les plus performants comme l’Allemagne ou la France, on se situe au dessus de 200 000 tonnes. Tant qu’il y avait des quotas, ce handicap n’était pas trop grave car les DOM vendaient toujours leur sucre. Mais, avec la fin des quotas, il va y avoir une nouvelle phase de baisse des coûts de production en Europe parce que les usines vont encore augmenter leur taille en allongeant la durée des campagnes. 

La compensation de 38 millions d’euros est-elle actée ?
Il y a un engagement du président de la République et il y a également la convention canne qui a été signée par les planteurs, les industriels et le préfet en juin 2015. Dans cette convention canne, il y a des engagements pour chacun des signataires. Dans les engagements pris par l’État, il est stipulé qu’il faut « compenser les surcoût de l’industrie réunionnaise liés à la fin des quotas » et augmenter le plafond d’aides de 38 millions d’euros supplémentaires. Il s’agit d’un engagement du président de la République signé par le Premier ministre Manuel Valls. Dans la convention canne, il est également prévu l’exclusion des sucres spéciaux des futurs accords de libre-échange avec des pays producteurs de sucre de canne. La balle est maintenant dans le camp de Bruxelles. La notification a été envoyée à la Commission et une décision devrait être prise à la fin de cette année pour que la compensation soit inscrite dans la loi de Finances 2017 qui sera discutée en novembre 2016.

« Les cannes à sucre, à La Réunion, couvrent 24 000 hectares et captent chaque année, du fait de la photosynthèse, l'équivalent de l'ensemble des émissions de CO2 du parc de véhicules. »  Stocklib/Sattapapan Tratong
« Les cannes à sucre, à La Réunion, couvrent 24 000 hectares et captent chaque année, du fait de la photosynthèse, l'équivalent de l'ensemble des émissions de CO2 du parc de véhicules. »  Stocklib/Sattapapan Tratong

Quels sont les enjeux pour la Réunion ?
La filière canne-sucre concerne 11 800 emplois directs dont 10 500 pour les agriculteurs et les salariés agricoles, 2 000 emplois indirects et 4 500 emplois induits. Elle représente 13,3% des emplois du secteur privé. À l’échelle nationale, cela représenterait 2,3 millions d’emplois, soit le premier pourvoyeur du pays. La filière sucre représente aussi la moitié des exportations de La Réunion. Si l’on ajoute le rhum, on arrive aux deux tiers des exportations. Par ailleurs, les cannes à sucre, qui couvrent 24 000 hectares, captent chaque année, du fait de la photosynthèse, l’équivalent de l’ensemble des émissions de CO2 du parc des véhicules qui roulent à La Réunion. Quant à la bagasse, elle permet d’éviter d’importer 140 000 tonnes de charbon par an. L’impact sur l’environnement et la balance commerciale est donc loin d’être négligeable.  
  
Maurice a choisi la voie de la valeur ajoutée en ne produisant que du sucre blanc et des sucres spéciaux. Ce modèle est-il transposable à La Réunion ?
Dans l’esprit, ce ne serait pas impossible, mais il existe un problème de coûts. Maurice produit deux fois plus de sucre que La Réunion, il y a donc des volumes de sucre importants à raffiner. En outre, les coûts de main d’œuvre sont moins importants. Une raffinerie coûte environ 60 millions d’euros, il faut donc pouvoir l’amortir. Cela n’aurait de sens que si l’on raffinait moins cher que les raffineries européennes. En fait, ce ne serait pas impossible à La Réunion mais cela demanderait un niveau important de soutien public à l’investissement. La raffinerie ne pourrait fonctionner que pendant la campagne car on aurait une source d’énergie à un coût raisonnable. Si l’on devait construire une raffinerie, il faudrait le faire au Port, mais on ne peut acheter l’électricité à taux plein. De plus, le foncier se fait rare. Le seul moyen, c’est de s’installer à proximité d’une sucrerie et d’utiliser la vapeur pendant la campagne. Il faudrait qu’elle raffine 120 000 tonnes en cinq mois, ce qui suppose une unité de production importante et un investissement de départ très lourd. Nous avons une petite raffinerie de 10 000 tonnes de capacité à Bois Rouge afin de fournir nos clients locaux fabricants de sodas, de yaourts et d’autres produits agro-alimentaires. Mais contrairement à nos clients qui sont protégés par un octroi de mer de 25%, le taux pour l’importation de sucre n’est que de 6,5%, ce qui nous pose des problèmes de compétitivité avec les sucres blancs européens. Nous souhaitons donc un octroi de mer à 25%, comme c’est le cas en Martinique et en Guadeloupe. La Région admet d’ailleurs qu’il y a un problème en la matière.  

Les autres activités héritées du rachat de Quartier Français par Tereos, comme l’immobilier et la production de café, sont elles destinées à rester dans le périmètre du groupe ?
Dans les activités achetées, il y en a beaucoup qui ont déjà été revendues, comme les spiritueux et les activités liées au photovoltaïque. Le reste ne se trouve pas dans Tereos Océan Indien mais dans une autre structure, Océan Indien Participations. Pour le café Le Lion, nous sommes en train de relooker la gamme avec de nouveaux packagings et de lancer des marques dédiées pour la grande distribution. Sur le foncier, il y a des opérations d’aménagement qui sont en cours de réa-lisation. Nous allons céder le patrimoine qui avait été réalisé en défiscalisation. Quartier Français Aménagement va céder des appartements au fur et à mesure que les périodes de défiscalisation s’achèveront. Cela concerne en moyenne 40 logements par an. 

Vous êtes présents en Tanzanie. Quel est le bilan de cette implantation ?
Nous y obtenons des résultats excellents. Nous sommes en partenariat avec le groupe mauricien Alteo. Une sucrerie avait été reprise en 2000 dans le cadre d’une privatisation et ne produisait que 30 000 tonnes de sucre. Elle a dépassé aujourd’hui les 100 000 tonnes. Les rendements en canne y sont  parmi les meilleurs au monde. On a produit 140 tonnes de canne par hectare en moyenne sur la plantation. À noter que la totalité du sucre produit est vendu en Tanzanie.
Nous venons de refaire le même type d’opération avec Alteo au Kenya, en prenant une participation majoritaire de 51% dans Transmara, une sucrerie privée, avec une option pour monter à 60%. Cette sucrerie produit un peu plus de 50 000 tonnes de sucre et notre objectif est de monter à plus de 100 000 tonnes dans quelques années. La différence avec la Tanzanie, c’est qu’au Kenya nous achetons les cannes aux planteurs. Mais là aussi, le sucre est entièrement vendu sur le marché local. 

Qu’en est-il de vos activités au Mozambique ?
Tereos est présent au Mozambique depuis le rachat d’une sucrerie en 2005, mais pas dans le cadre de Tereos Océan Indien. Comme on parle portugais dans ce pays, il y avait plus de proximité avec les Brésiliens. La présence dans ce pays se fait donc via Tereos International qui fabrique 60 000 tonnes de sucre avec ses propres cannes grâce à une plantation de 8 000 hectares. 

Quels sont les autres pays susceptibles de vous intéresser en Afrique ?
Il y a des pays performants comme la Zambie, le Swaziland et le Malawi. En revanche, l’Afrique du Sud est moins intéressante car elle a des coûts de production trop élevés même s’ils restent inférieurs à ceux de La Réunion. 

Quelle est la tendance actuelle du marché mondial du sucre ?
Nous sommes à des niveaux de prix historiquement bas. Le prix du sucre est déterminé par le prix du pétrole et  par les cours du blé et du maïs. En Europe, quand le cours des céréales est élevé, on plante du maïs et du blé, mais quand le prix des céréales est bas, on plante de la betterave. Actuellement, les cours du blé et du maïs sont peu élevés, il y a donc plus de betterave et, de fait, plus de sucre, ce qui pousse les prix à la baisse. Les cours du sucre sont également dépendants du cours de la monnaie brésilienne, le real, puisque le Brésil est le premier producteur de la planète et représente aussi la moitié des exportations mondiales. Or, le real s’est effondré de 30% en un peu plus d’un an. La production de sucre dans le monde représente 180 millions de tonnes, mais il ne s’échange que 40 millions de tonnes sur le marché mondial dont 20 millions de tonnes en provenance du Brésil. À noter que le prix du sucre sur les marchés intérieurs chinois, indien et américain est beaucoup plus élevé que le cours mondial. Le seul endroit où le prix intérieur correspond au cours mondial, c’est le Brésil. En Europe, la politique de Bruxelles est en train de ramener les prix vers le niveau du marché mondial. Plus de 80% des sucreries dans le monde ont un coût de production supérieur au prix du marché mondial. Elles ne peuvent survivre qu’en vendant sur un marché intérieur protégé. En Europe, la Commission ouvre ses marchés, les sucreries européennes vont donc devoir améliorer leurs performances et se mettre au niveau du Brésil pour pouvoir survivre.

TEREOS : UN POIDS LOURD MONDIAL
Présent à l’origine dans le seul sucre de betterave avec ses 12 000 associés coopérateurs, Tereos est devenu l’unique acteur réunionnais dans la production de sucre de canne après le rachat du groupe Quartier Français. Premier groupe sucrier français, Tereos est aussi le deuxième groupe sucrier brésilien et le troisième mondial. Au-delà de la canne, il s’intéresse à de nouveaux produits comme la stévia.