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Des accords commerciaux de plus de 820 millions de dollars ont été signés en août 2019 lors du Dialogue sur les infrastructures Indonésie-Afrique (IAID).
Indonésie

Salim Joonas Consul honoraire de l’Indonésie à Maurice « Maurice est pour l’Indonésie une porte évidente sur l’Afrique »

Seizième pays le plus riche du monde et sans doute la quatrième économie mondiale d’ici 2050, l’Indonésie est la nouvelle puissance sur laquelle il va bien falloir apprendre à compter. Un pays dont la nouvelle politique africaine intègre de plus en plus Maurice dans ses schémas, malgré les « malentendus » du passé. Explications de son consul honoraire à Port-Louis.

L’Éco austral : Depuis la réélection en avril dernier de Joko Widodo à la présidence de la République, on constate comme un changement de doctrine de Jakarta vis-à-vis de l’Afrique, et donc de Maurice… 
Joko Widodo est un moderniste, il n’hésite pas à bousculer les bonnes vieilles habitudes dans un pays parfois conservateur. Il ne cesse d’exhorter ses ministres à diversifier les marchés d’exportation, à ne plus se contenter des partenaires traditionnels que sont la Chine, les États-Unis, le Japon, l’Inde et la zone euro. Cela dans un contexte de ralentissement mondial des activités, marqué par la guerre économique que se livrent les États-Unis et la Chine et dont pâtit directement l’archipel : en 2018, pour la première fois depuis 2014, le commerce extérieur indonésien a été déficitaire. La seule alternative aujourd’hui est d’aller prospecter les pays émergents, l’Amérique du Sud et les Caraïbes, mais aussi l’Afrique, devenue selon le FMI le deuxième plus grand continent à croissance élevée (4,3 %), juste derrière la Chine. 

L’Indonésie a envie d’avoir sa part du gâteau… 
Héritier de « l’esprit de Bandung » (*), le pays a toujours été au premier rang de la relation Asie-Afrique et plus que jamais il a à coeur de renforcer le volet coopératif avec le continent. Les échanges commerciaux entre l’Indonésie et l’Afrique ont atteint 8,8 milliards de dollars en 2017, soit 15 % de plus que l’année précédente. C’est encore très loin derrière les échanges entre l’Afrique et la Chine ou l’Inde, pour s’en tenir aux pays d’Asie, mais la dynamique est lancée et les choses évoluent très vite. En août dernier s’est tenu à Bali le très important Dialogue sur les infrastructures Indonésie-Afrique (IAID) portant sur la coopération économique entre l’Indonésie et le continent. Des accords commerciaux de plus de 820 millions de dollars y ont été signés en deux jours… pour donner une idée des enjeux. 

Maurice n’est pas ce qui s’appelle un bon client africain. Les relations commerciales entre les deux pays ont été plutôt distendues ces dernières années ? 
L’île pèse à peine 1 % du volume d’affaires réalisé par l’Indonésie en Afrique. En 2017, elle a exporté pour 7,48 millions de dollars vers l’archipel (c’est 0,2 % de ses exportations) alors qu’elle a importé pour 77,7 millions de dollars. De fait, Maurice a peu à proposer, des engins de chantier, des farines animales, du poisson congelé et du papier recyclé. Mais elle a d’autres talents ! Notamment les services financiers et c’est tout le sens des négociations sur l’accord de partenariat économique (APE) Maurice-Indonésie portant sur le commerce des marchandises qui a commencé en août 2019, en marge précisément de l’IAID. Port-Louis souhaite que le champ d’application de l’accord puisse être élargi au commerce des services et à la coopération économique, ce qui va évidemment dans le sens de ses intérêts. 

La résiliation du traité de non double imposition entre Maurice et l’Indonésie en février 2004, à la demande de Jakarta et pour cause d’« abus de convention fiscale », n’a-t-elle pas entaché la relation commerciale entre les deux pays ? 
Il ne faut pas exagérer la portée de cette affaire, même s’il n’est jamais bon pour l’image d’un pays, en l’occurrence pour l’off-shore mauricien, qu’un traité soit remis en question. On l’a encore vu en juin dernier avec la demande de résiliation du Sénégal, mais cela a tout de suite débouché sur une renégociation, toujours en cours. À l’époque, ce n’était pas possible, car l’Indonésie subissait une grave crise monétaire et c’est à l’incitation du FMI – qui reprenait sa dette – qu’elle a choisi de « faire un exemple » avec Maurice, devenue alors un de ses principaux investisseurs. J’ai personnellement contribué, comme consul honoraire, à la signature de ce traité en 1996. Le dispositif était naturellement favorable à Maurice puisque le taux de taxation pour les sociétés n’y est que de 15 % contre 25 % côté indonésien. Ce que reprochaient les Indonésiens, c’est que le traité favorisait le treaty shopping (chalandage de traités) : des investisseurs non mauriciens pouvaient, via des sociétés offshore, investir dans des sociétés indonésiennes et profiter des avantages fiscaux accordés par le traité comme s’ils résidaient à Maurice. 

 

Des accords commerciaux de plus de 820 millions de dollars ont été signés en août 2019 lors du Dialogue sur les infrastructures Indonésie-Afrique (IAID).
Des accords commerciaux de plus de 820 millions de dollars ont été signés en août 2019 lors du Dialogue sur les infrastructures Indonésie-Afrique (IAID).  ©Droits réservés
 

N’est-il pas temps de renégocier ce traité ? 
Ce que je peux dire, c’est que les Indonésiens sont ouverts à la discussion : l’initiative ne dépend que de Maurice qui, apparemment, n’est pas pressée, vu la faible part actuelle des échanges avec l’archipel. En réalité, l’abrogation du traité bilatéral n’a jamais été un frein à l’investissement car il existe beaucoup de mesures qui permettent de contourner la contrainte de la double imposition. Par exemple, une compagnie qui opère dans l’off-shore mauricien peut, dans certains cas, voir son taux d’imposition tomber à 3 %. Depuis quelques mois, elle est même autorisée à ouvrir sa propre compagnie à Maurice, sans partenaire local, ce qui l’exonère automatiquement de la taxe en Indonésie. 

Dans cette relation « apaisée » ou en voie d’être normalisée, quel rôle peut espérer jouer Maurice pour l’Indonésie dans sa politique africaine ? 
Les Indonésiens ont subi pas mal de déconvenues en traitant directement avec les pays africains, ils y ont laissé beaucoup d’argent. C’est pourquoi Maurice s’impose à eux aujourd’hui comme la plateforme idéale pour diriger des projets d’investissement et de financement sur le continent. Les Indonésiens voient bien que nous disposons de beaucoup d’atouts : la stabilité politique, des infrastructures solides, un off-shore développé, un système de taxation incitatif, des banques actives. On est à leurs yeux une porte évidente sur l’Afrique. 

Dans quelle mesure sont-ils prêts à bouger ? 
En octobre dernier, j’ai accompagné la délégation mauricienne qui assistait à la Trade Expo Indonesia à Jakarta, la plus grande foire du commerce, de l’investissement et du tourisme de l’Asie du Sud-Est : plus de 10 milliards de dollars de contrats négociés en cinq jours ! En marge de l’expo, nous avons pu rencontrer le ministre du Commerce indonésien et c’est lui qui nous a incités à relancer la dynamique avec Maurice. Dans la foulée, une délégation d’hommes et de femmes d’affaires est venue en novembre 2019 avec d’importants projets d’investissement. De là est sortie l’idée de créer une House of Indonesia qui ouvrira ses portes en 2020 (initialement prévu pour mars 2020, l'événement a été reporté en raison de la pandémie de covid-19 – NDLR). Cette permanent exhibition (foire permanente) sera la vitrine du Made in Indonesia à Maurice, concentrée sur 220 mètres carrés dans un immeuble à Port-Louis, en face de l’Aapravasi Ghat. 

Et derrière la vitrine ? 
On trouve douze compagnies indonésiennes qui sont intéressées à exporter vers l’Afrique, elles seront bientôt 25. Chaque compagnie paie une participation mensuelle et, en échange, la House of Indonesia s’occupe de l’acheminement de ses marchandises, de leur entreposage mais aussi de leur promotion à travers le pays, notamment dans les supermarchés. Il est même question de construire un grand entrepôt (warehouse) dans le port franc, dans la zone industrielle de Jinfei. […] Plutôt que d’aller s’approvisionner en Indonésie, tout sera stocké à Maurice avant d’être réexporté sur l’Afrique. Quand on voit une compagnie de BTP comme Wika, avec son chiffre d’affaires de 10 milliards de dollars, tâter le terrain à Maurice, on comprend que c’est du sérieux. Elle développe aujourd’hui en Afrique des projets de construction de plus de 140 milliards de dollars… 

Les Indonésiens sont-ils prêts à investir à Maurice ? 
Ils ont pas mal de projets dans leurs cartons. Par exemple, la construction d’une ferme solaire photovoltaïque de 30 mégawatts dans laquelle ils sont prêts à investir 1,2 milliard de roupies mauriciennes (30 millions euros), en joint-venture avec Canadian Solar, le numéro deux mondial de l’énergie solaire. Le dossier est très avancé, il ne reste que le terrain à trouver. Idem pour un projet d’incinérateur à 100 millions de dollars, du type de celui de Singapour, le plus puissant du monde, qui permettrait aussi de produire de l’électricité. Toutes les garanties sont apportées, mais c’est du côté de l’administration mauricienne que ça coince. Cela fait six mois qu’on attend qu’elle bouge sur ces dossiers. 

 

La compagnie de BTP Wika est l’un des géants indonésiens intéressés par Maurice. Elle développe à travers l’Afrique des projets de construction de plus de 140 milliards de dollars…
La compagnie de BTP Wika est l’un des géants indonésiens intéressés par Maurice. Elle développe à travers l’Afrique des projets de construction de plus de 140 milliards de dollars…   ©Droits réservés
 

L’amélioration de la connectivité aérienne entre les deux pays est-elle au programme ?
Aller à Jakarta nécessite une journée d’avion avec le transit à Dubaï… Les Indonésiens réfléchissent à faire de Maurice une destination touristique alternative aux Maldives, ils ont une clientèle VIP pour ça. Je regrette que la réciproque ne soit pas vraie : la dernière promotion du tourisme mauricien en Indonésie, organisée par la Mauritius Tourism Promotion Authority (MTPA), date de 1994 ! Ils sont en pourparlers avec le ministère des Affaires étrangères pour relancer le vol direct Jakarta-Maurice qui a fonctionné un temps en 1996. Elle a été interrompue car les formalités d’obtention du visa étaient trop lourdes, mais, depuis 2016, il n’y a plus besoin de visa. On pense que trois vols par semaine seraient raisonnables, assurés par Air Mauritius et/ou Garuda Indonesia, la compagnie nationale. On espère que la ligne pourra être ouverte à temps pour l’Indonesian Week que nous sommes en train de préparer en vue des 75 ans de l’indépendance indonésienne, en août 2020. 

Au fait, pourquoi Maurice dépend-elle de l’ambassade d’Indonésie du Kenya et non de celle de Madagascar, ce serait plus logique ? 
À Madagascar, ce n’est pas une ambassade à part entière. Il y a juste un chargé d’affaires qui traite avec le ministre des Affaires étrangères et non avec le chef de l’État. Mais Jakarta nous a fait savoir que Madagascar aurait son ambassade cette année, à laquelle Maurice sera rattachée. Ce qui serait plus logique, en effet, pour créer des synergies sur la sous-région, sur le modèle des Îles Vanille. 

(*) La conférence de Bandung, dans l’île de Java, du 18 au 24 avril 1955, réunissait pour la première fois les représentants de vingt neuf pays africains et asiatiques, posant les jalons du Mouvement des non-alignés. 

Pour l’histoire
 

Il a tout juste 25 ans, en 1995, lorsqu’il est nommé consul honoraire de l’Indonésie à Maurice. Un pays avec lequel sa famille a de profondes attaches. Dans les années 1950, son grand-père dirige une usine de canne à sucre à Surabaya, très lié à une personnalité politique de premier plan à laquelle Salim Joonas devra beaucoup : Ali Alatas, ministre des Affaires étrangères de 1988 à 1999, l’un des fondateurs de l’Association des États riverains de l’océan Indien (IORA). Un dossier « passionnant » sur lequel Salim Joonas fera ses premières armes de « diplomate ». « En 1996, j’ai accompagné Ali Alatas à Jakarta où nous avons rencontré Suharto qui nous a remis la lettre à Navin Ramgoolam sollicitant l’entrée de Maurice dans l’IORA. » Comment de simple préposé aux visas on en vient incidemment à frôler la grande histoire ! Missionné par l’ambassade d’Indonésie de Nairobi, Salim Joonas agit à titre bénévole, ne pouvant recevoir aucun traitement ni salaire de Jakarta. En revanche, il est autorisé à développer une activité commerciale à titre personnel, ce qui n’est pas sans intérêt pour cet industriel multicartes (métallurgie, bois, outillage), à la fois directeur d’AG Joonas Group et directeur général de Nova Manufacturing Ltd et Mauban Europe.