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Vishal Nunkoo, en charge du Cross-Border Logistics Committee (comité chargé des questions logistiques) : « L’arrêt des vols a provoqué une augmentation des prix d’importation par charters qui se révèlent cinq à six fois supérieurs aux prix des vols réguliers. »
Maurice

Une crise qui va accélérer les mutations de l’économie

Maurice, comme d’autres pays, est frappée de plein fouet par les conséquences économiques de la pandémie de covid-19. Paradoxalement, cette crise peut accélérer la mutation de certains secteurs et renforcer la coopération régionale.

« Nous sommes face à un défi gigantesque (…) Pour la première fois en quarante ans notre économie va se contracter. » Le ton est grave et la voix ferme. Kevin Ramkaloan, le CEO de Business Mauritius, organisation qui représente le secteur privé mauricien, se montre lucide. Et preuve s’il en est de l’aspect inédit de la situation, sa première conférence de presse, suite à l’annonce du confinement, a pris la forme d’un webinaire (conférence en ligne). Étaient présents les représentants de certains comités d’urgence, comme Vishal Nunkoo, en charge du Cross-Border Logistics Committee (comité chargé des questions logistiques) ou encore Jennifer Webb, la CEO d’Adecco Mauritius qui s’est exprimée au nom des PME. Des comités mis en place par Business Mauritius pour faire face à la crise de la covid-19. 
Décidé en urgence par les autorités pour prévenir une lame de fond attendue avec anxiété, le confinement a été rapidement suivi par un couvre-feu sanitaire (dur). Parmi les mesures les plus spectaculaires : la fermeture quasi totale des frontières maritimes et aériennes (essentiellement passagers), piégeant ainsi des milliers d’étrangers présents sur l’île et des Mauriciens bloqués à l’étranger, et une restriction très encadrée des déplacements sur le territoire avec, par exemple, la mise en place d’un accès différencié aux supermarchés basé sur un ordre alphabétique… Du jamais vu depuis l’indépendance ! Tout cela a conduit au quasi arrêt de toutes les activités économiques jugées non essentielles. De fait, les premières victimes du confinement ont été l’aérien, le tourisme et le textile. 

Un recul de quinze ans pour le tourisme 

Les hôtels se sont vidés, se transformant, pour quelques-uns, en centres de quarantaine… Par exemple, le groupe Sun Resort, l’un des principaux acteurs de l’hôtellerie, a suspendu toutes les opérations dans ses sept établissements à Maurice et aux Maldives. On comprend mieux l’importance du tourisme en rappelant qu’il occupe 22 % de la population active ayant un emploi, soit quelque 121 000 personnes en 2019. Par rapport au produit intérieur brut (PIB), qui s’est élevé à 12 milliards d’euros (9 200 euros par habitant) en 2018, il pesait 8,6 %. Mais en réalité, c’est beaucoup plus car ce secteur se trouve au centre d’un écosystème qui dépend de son activité. On peut l’estimer à 24 %. C’est dire l’onde de choc que représente la crise de la covid-19.
« Les revenus du secteur passeront de 63 milliards de roupies (1,5 milliard d’euros – NDLR) à 27 milliards de roupies (643 millions d’euros – NDLR) en 2020, c’est-àdire leur niveau de 2005 », explique Nitish Benimadhu, le Chief Investment Officer de la Swan, premier groupe d’assurance de l’île, en dévoilant son rapport post covid-19 appelé Its Aftermath on the Mauritian Economy. 
Et la courbe mettra du temps à se redresser. En effet, les États européens incitent leurs citoyens à passer leurs vacances dans leur  pays. Autre facteur à prendre en compte, la mise en place de la distanciation sociale dans les avions. Selon l’association du transport aérien international (IATA), elle devrait provoquer une augmentation de 43 % du prix du billet d’avion en Afrique ! De fait, Gilbert Espitalier-Noël, CEO de Beachcomber Resorts & Hotels, premier groupe hôtelier mauricien, estime que « le scénario idéal est de retrouver les recettes d’avant-crise en octobre 2021 ». 
Autre secteur déjà sous pression à cause du Brexit et de la concurrence asiatique : le textile. Il est frappé de plein fouet par la pandémie de covid-19 : 40 % de ses commandes ont été annulées ! Ces réductions des exportations vont avoir un effet considérable sur la monnaie mauricienne. Car le tourisme et le textile sont de gros pourvoyeurs de devises fortes et contribuent à la bonne tenue de la roupie. « Cette contraction va entraîner une pression supplémentaire sur notre monnaie », s’inquiète le CEO de Business Mauritius. Il évoque ainsi la dépréciation de la roupie qui a commencé à se faire sentir et devrait surenchérir le coût des produits importés. La tendance étant déjà au déficit de la balance commerciale, l’impact sera important. 

 

Vishal Nunkoo, en charge du Cross-Border Logistics Committee (comité chargé des questions logistiques) : « L’arrêt des vols a provoqué une augmentation des prix d’importation par charters qui se révèlent cinq à six fois supérieurs aux prix des vols réguliers. »
Vishal Nunkoo, en charge du Cross-Border Logistics Committee (comité chargé des questions logistiques) : « L’arrêt des vols a provoqué une augmentation des prix d’importation par charters qui se révèlent cinq à six fois supérieurs aux prix des vols réguliers. »   Photo : Davidsen Arnachellum
 

Des mesures de soutien 

Le ministère des Finances a estimé que la contraction de l’économie dépasserait les -10 %, soit bien plus que l’estimation du Fonds monétaire international (FMI) qui annonçait -6,8 %. Rappelons qu’avant la crise, la Banque africaine de développement (BAD) prévoyait une croissance du PIB de 3,9 % en 2020 et de 4 % en 2021. 
Face à cette situation à la fois inédite et très grave, les autorités ont rapidement décidé, à l’instar d’autres pays dans le monde, de mesures exceptionnelles pour soutenir les entreprises et les travailleurs. L’État a mis en place deux plans d’aides destinés aux entreprises et aux travailleurs indépendants. Avec le Government Wage Assistance Scheme (GWAS), en mars, les autorités ont versé aux entreprises 50 % du salaire de base de leurs salariés gagnant jusqu’à 25 000 roupies et 12 500 roupies pour ceux qui gagnent de 25 000 à 50 000 roupies (625 à 1250 euros) ; pour avril, le gouvernement a payé la totalité des salaires de ceux qui touchent jusqu’à 25 000 roupies, et 25 000 roupies pour ceux qui touchent entre 25 000 et 50 000 roupies. La condition étant que les entreprises ne doivent pas licencier pendant le confinement. Autre plan, le Self-Employed Assistance Scheme (SEAS) qui visait les entrepreneurs indépendants, ils ont touché en avril 50 % du salaire minimum, soit 5 100 roupies (127 euros). 
Concernant les familles en difficulté, la Banque centrale leur a permis de bénéficier d’un moratoire de six mois pour rembourser leur crédit contacté auprès de banques commerciales. Et les foyers qui touchent jusqu’à 50 000 roupies par mois (1 250 euros) ne payeront pas d’intérêts du 1er avril au 30 juin 2020. 
Mais les analystes de la Swan préconisent d’autres mesures fortes de soutien. En effet, soulignent- ils, les aides annoncées par l’État s’élèvent à 3 % du PIB, alors qu’aux États-Unis et au Royaume-Uni, les plans s’élèvent à 10 % et 16 % de leur PIB, respectivement. La Swan recommande l’adoption d’un stimulus package (plan de relance), équivalant à au moins 10 % du PIB, pour insuffler une nouvelle dynamique. Ce plan devra être principalement dirigé vers les ménages les plus vulnérables et les entreprises impactées par la crise. Jennifer Webb assure que « c’est un coup très dur pour les PME. Elles font face à des problèmes de trésorerie. Aussi, nous espérons que les autorités faciliteront un accès rapide à des fonds de soutien et aux concours bancaires ». Il s’agit d’aider les entreprises à traverser la crise et à préserver l’emploi. En effet, selon les projections du ministère des Finances, le taux de chômage devrait passer de 6,7 % à 17,5 % de la population active. Mais ce qui inquiète le plus les analystes de la Swan, c’est la durée du chômage. Car un chômage de longue durée aura un impact négatif sur la consommation et l’épargne… 
Paradoxalement, face à ce chaos, pourraient émerger de nouvelles opportunités avec la (re)découverte de la région, le développement de la production locale et, surtout, la transition numérique. 
 

Composantes du PIB

 

La région, voie de sortie naturelle 

Le paradigme d’« étranger proche » est une notion géopolitique née après la dislocation de l’URSS, elle résume à elle seule les intérêts d’un plus fort rapprochement entre les îles de notre sous-région dans le contexte covid-19. L’exemple le plus concret est bien sûr la coopération dans le domaine sanitaire, comme le rappelle Grégory Martin, le responsable de l’antenne de la Région Réunion à Maurice : « Le CHU (Centre hospitalier universitaire) de La Réunion a très rapidement proposé au ministère mauricien de la Santé d’échanger régulièrement sur la situation et de partager les bonnes pratiques. » Il y eut également une mutualisation logistique entre Air Mauritius et Air Austral pour importer le matériel de bio-sécurité produit en Chine. Quant aux secteurs privés des deux îles, ils ont aussi multiplié les initiatives. Ainsi, les industriels de l’ADIR (Association pour le développement industriel de La Réunion) et leurs homologues de l’AMM (Association of Mauritian Manufacturers) ont partagé des plans de visière de protection pour les produire localement  Surtout, face au risque d’abandon de nos lignes par les grandes compagnies maritimes, Port-Louis et Saint Denis ont compris qu’il fallait sécuriser la ligne maritime entre les deux territoires. Vishal Nunkoo, qui s’est exprimé au nom du Cross-Border Logistics Committee qui regroupe les associations et opérateurs logistiques, confirme que « le gel des activités portuaires et l’arrêt de travail des camionneurs entraînaient un risque conséquent de congestion du port. Pour cette raison, certains navires contenant des produits essentiels ont refusé d’accoster et ont continué leur route sans s’arrêter à Maurice ». 
 

Hôtels
Le retour à la normale pour le secteur touristique devrait avoir lieu, selon Gilbert Espitalier-Noël, CEO de Beachcomber Resorts & Hotels,… en octobre 2021.   Photo : Davidsen Arnachellum
 

« C’est pourquoi, la création de Sealogair a trouvé tout son sens », explique Grégory Martin. Créée en décembre 2019 par Christophe Deboos, ex-directeur de l’armateur Maersk dans l’océan Indien entre 2004 et 2009, cette compagnie maritime a proposé pendant six mois un service de transport de conteneurs des compagnies maritimes internationales ayant des hubs de transbordement à La Réunion, à Maurice et à Madagascar. Des contrats ont été signés avec Hapag lloyd (août 2019), Maersk line (décembre 2019) et CMA CGM (février 2020) qui lui ont confié plus de 2 500 conteneurs à transporter. 
Sealogair disposait d’un navire porte-conteneur d’une capacité de 520 EVP (équivalent vingt pieds) et elle desservait Port- Louis, Port Réunion, Tamatave, Vohémar (côte nord-est de Madagascar), Longoni (Mayotte), Moroni (Grande Comore) et Nacala (côte nord du Mozambique). 
Autre secteur où la région pourrait apporter une bouffée d’air : le tourisme. Sur les 1 383 488 de touristes que Maurice a accueillis en 2019, Statistics Mauritius (l’Insee mauricien) indique que 137 570 voyageurs venaient de La Réunion, soit près de 10 %. Cette clientèle, qui a l’habitude de venir en contre-saison et les weekends, est sans doute à repenser car elle connaît une certaine érosion (-0,6 % par rapport à 2018). La crise a aussi montré l’insuffisance de la production locale, en particulier dans l’agriculture qui reste tournée vers la canne à sucre alors que la production de sucre n’est plus rentable. Un dossier sensible, aussi bien à Maurice qu’à La Réunion. 

 

Kevin Ramkaloan, CEO de Business Mauritius : « Nous faisons face à une situation exceptionnelle, un changement cataclysmique, il est l’heure de revoir nos modèles. »
Kevin Ramkaloan, CEO de Business Mauritius : « Nous faisons face à une situation exceptionnelle, un changement cataclysmique, il est l’heure de revoir nos modèles. »   ©Droits réservés
 

Se réinventer encore et toujours 

Face à la fermeture de nombreuses institutions (banques, assurances), au confinement et à la mise en place de la distanciation sociale, des entreprises ont accéléré leur transition numérique. La plus visible est bien sûr la multiplication des possibilités de payer en ligne et la quasi normalisation du télétravail. Diya Nababsing-Jetshan, responsable de la transformation numérique d’IBL – premier groupe de Maurice et deuxième de l’océan Indien dans notre dernier Top 500 – estime que la crise va transformer le Business Model. « Avec les solutions cloud et de nouveaux modèles de tarification des logiciels basés sur la location plutôt que l’acquisition, il s’agit de co-développer voire de co-créer la solution avec le client. » 
Pour assurer cette transformation, des entrepreneurs comme Benito Elisa, CEO de la société fintech Wakanda 4.0, se sont alliés à d’autres entrepreneurs du numérique pour mettre en place des solutions de mise en ligne rapide, en particulier pour les PME. 
« Les entreprises vont accélérer leur transformation numérique car c’est une question de survie », ajoute Diya Nababsing- Jetshan. Michal Szymanski, CEO du Mauritius Africa Fintech Hub, l’organisation chargée de développer un hub fintech africain à Maurice en attirant et regroupant des entrepreneurs mauriciens et internationaux, résume le challenge : « 2020 devait être l’année décisive pour la Fintech à Maurice. »