Cédric de Spéville regarde toujours plus loin
Le jeune CEO d’« eclosia » (ex-Food and Allied) poursuit sur la dynamique enclenchée par son père Michel, le fondateur du groupe, il y a cinquante ans. Une longue histoire, mais surtout un avenir qui se conjugue à l’international, avec bientôt le Kenya pour une filière avicole, et une étonnante diversification à Maurice.
L’Eco austral : Votre groupe, Food and Allied, vient de changer de nom pour devenir « eclosia » tout en fêtant ses 50 ans. Ce changement a-t-il vraiment un intérêt alors que la notoriété de Food and Allied se révélait très forte ?
Cédric de Spéville : Nous étions très attachés à Food and Allied, mais ce nom se trouvait en décalage par rapport à ce que nous sommes aujourd’hui avec une présence dans six secteurs différents. Nous voulions un nom qui évoque un esprit d’entrepreneur et du dynamisme tout en étant un clin d’œil à notre activité historique : l’aviculture.
Qu’est-ce que pèse le groupe aujourd’hui ?
« eclosia », c’est 4 000 employés, six secteurs d’activité différents avec bientôt un nouveau pôle, celui des loisirs, 15 milliards de roupies (375 millions d’euros – Ndlr) de chiffre d’affaires et une présence ancienne dans tout l’océan Indien.
Malgré votre diversification, il semble que l’agroalimentaire, votre activité historique, reste prépondérant ?
L’agroalimentaire ne pèse plus que 50% de nos revenus et cela concerne en premier lieu la production de poulets sur un marché devenu mature mais très concurrentiel. Sa croissance annuelle à Maurice ne dépasse pas les 3%. Et nous avons diversifié nos produits à travers notamment de solides liens avec de grandes marques et des accords de franchise. C’est ainsi que nous produisons des saucisses, « nuggets » et « burgers » de poulet sous les marques Farmstead et Cuisto, des salades Bonduelle, des produits laitiers Yoplait et Candia et des glaces Miko…
Toujours dans l’agroalimentaire, Les Moulins de la Concorde est une entreprise un peu atypique au sein de notre groupe. Cette minoterie est cotée à la bourse et plus de la moitié de son capital est détenu par 2 000 actionnaires. Elle parvient à remporter régulièrement les appels d’offres annuels de fourniture de farine (gérés par la State Trading Corporation – STC – qui est chargée par l’État de l’importation des produits stratégiques – Ndlr).

Dans le commerce, mais en synergie avec vos activités de production, vous exploitez aussi l’enseigne KFC avec 21 restaurants à Maurice et vous avez créé la franchise de boulangeries Taman. Tout en étant franchisé pour certaines enseignes internationales, vous êtes aussi franchiseur pour certaines de vos marques ?
Oui, nous croyons beaucoup dans ce modèle. Comme franchisé, nos partenariats avec KFC, Yoplait, Candia et Miko nous permettent de proposer le meilleur de l’expertise de grands groupes internationaux. Et nous capitalisons sur le pouvoir de leur marque… Mais nous sommes franchiseurs depuis quinze ans avec Chantefrais (réseau de boutiques pour la vente de poulet – Ndlr) qui compte aujourd’hui 110 points de vente. Quant à notre franchise Tamam, elle a donné le jour à huit boulangeries. Nous étudions les demandes des entrepreneurs qui veulent profiter de l’appui d’un groupe tout en demeurant indépendants. Nous les aidons rencontrer les banquiers, à développer la marque, les standards, les contrôles qualité et l’approche client. En résumé, il s’agit d’un entrepreneuriat encadré et cela permet de bâtir des réseaux solides.
L’une des caractéristiques de votre groupe est aussi d’avoir misé depuis longtemps sur la région et en particulier sur Madagascar où vous avez développé une filière avicole. Pourquoi ce choix ?
Nous ne sommes pas présents seulement dans la Grande île. Cela fait des années que nous sommes aussi à La Réunion aux Seychelles. Mais c’est vrai que nous nous sommes beaucoup impliqués à Madagascar depuis une vingtaine d’années à travers Avitech (élevage avicole), Freight and Transit Co. Ltd (fret), Livestock Feed Ltd (alimentation animale) et Panagora (leader de la distribution et du marketing à Maurice). Ce pays représente près de 10% du chiffre d’affaires du groupe, soit 1,5 milliard de roupies (37,5 millions d’euros –Ndlr) et nous y employons 600 personnes.

On peut dire que vous avez dupliqué à Madagascar votre modèle mauricien de filière avicole qui repose sur une intégration verticale allant de la production de poussins à la commercialisation de produits finis ?
Oui, mais à la différence qu’à Madagascar ce modèle repose à 90%sur des producteurs indépendants. En 2013, nous avons lancé dans la région de Tananarive le premier centre spécialisé en Afrique dans le domaine avicole : Avischool. Nous croyons au projet, cher à l’ancien secrétaire général de la Commission de l’océan Indien (COI), Jean Claude de L’Estrac, consistant à faire de Madagascar le grenier de notre région. Pour cela, la Grande île doit produire pour répondre à ses besoins et pour exporter. Il faut augmenter la production et donc la productivité. C’est pourquoi nous avons créé l’Entreprise Céréalière de Madagascar (ECM) qui a pour objectif d’aider des milliers de petits paysans à se structurer et à augmenter leur productivité. ECM leur fournit les bonnes semences, les forme aux bonnes pratiques agricoles et leur permet d’écouler leur production. Un bon moyen de réduire les intermédiaires dans le circuit de distribution et de mieux valoriser la production de ces agriculteurs. Et nous avons d’autres projets pour Madagascar qui vont bientôt voir le jour…
Qu’en est-il du continent africain ?
Une filiale a été créée il y a six mois à Nairobi, au Kenya, avec l’objectif de dupliquer ce modèle de partenariat et d’intégration verticale qui a fait ses preuves. Il s’agit de mieux répondre à la demande du Kenya, de la Tanzanie et de l’Ouganda avec lesquels nous travaillons depuis vingt ans à partir de Maurice. Cette implantation locale a donc du sens. La ferme n’est pas encore opérationnelle pour des raisons administratives, mais nous développons déjà le réseau commercial. Nous prévoyons de démarrer l’activité en 2017 en nous appuyant sur notre expertise, en particulier dans la « bio-sécurité ».

« Hennessy Park Hotel » et « The Address Boutique Hotel », cela fait quatre établissements qui donnent à « eclosia » une position de leader sur ce segment de l’hôtellerie. DR
Vous avez été un pionnier dans la production de poulets à Maurice et cet esprit de pionnier s’est porté sur d’autres secteurs très différents, au point de devenir, par exemple, le leader dans l’hôtellerie d’affaires. N’est-ce pas compliqué de gérer un telle diversification ?
Notre histoire se confond avec celle de Maurice et de son économie. Dans les années 70-80, les besoins primaires de notre pays croissent. Il faut donc produire de la nourriture en quantité et en qualité suffisantes. Dans les années 90 commence la diversification avec l’industrie, l’hôtellerie, le fret et la logistique pour répondre aux besoins d’un pays qui veut s’ouvrir de plus en plus. Depuis l’an 2000, il s’agit maintenant de produire de la connaissance et du savoir-faire local, c’est-à-dire de créer une vraie valeur ajoutée. En clair, il faut passer du « Made in Mauritius » au « Made by Mauritius ». Et cela demande une implication forte dans la R&D (recherche et développement).

On vous retrouve même comme actionnaire majoritaire du Charles Telfair Institute (CTI) qui est une université privée ?
Lorsque l’occasion s’est présentée, nous n’avons pas hésité car nous croyons fermement que c’est en développant les talents locaux que Maurice pourra créer de la valeur pour tous. L’éducation et la formation sont d’ailleurs des piliers de notre groupe.
Et qu’en est-il de votre projet d’aquarium ?
Ce projet ambitieux a pour but de consolider notre secteur loisirs en permettant aux Mauriciens et aux touristes de découvrir les merveilles de l’océan. Mais il s’agit aussi de leur faire (re)découvrir le potentiel énorme, et encore inexploité, des 2,2 millions de kilomètres carrés de domaine maritime dont dispose Maurice. Enfin, il s’agit de mettre en place un pôle recherche et donc, encore une fois, de créer des savoirs locaux pertinents.
Quelles sont vos nouvelles pistes de réflexion et vos choix à venir ?
Il y a de la place pour des innovations dans tous les secteurs d’activité où le groupe « eclosia » est présent. Aussi, nous sommes constamment en recherche. Dans le secteur de l’agroalimentaire, par exemple, nous voyons toujours plus loin afin de nous ancrer encore davantage dans une démarche durable. Il est clair que l’Afrique, de par son immensité géographique et ses besoins, notamment en alimentation, présente des opportunités pour un groupe comme le nôtre. Nous souhaitons mettre notre expérience et notre expertise, développée ces cinquante dernières années, au service des opérateurs qui en ont besoin.
Maurice veut devenir un pays à hauts revenus d’ici 2020. Comment réussir ce pari ?
Nous n’avons pas le choix, nous devons changer la donne. Pour cela, nous devons relever un certain nombre de défis comme de s’ouvrir aux compétences étrangères pour qu’elles viennent résider ici. Il faut améliorer notre connectivité aérienne, maritime et Internet. Les autorités doivent prendre en compte le vieillissement de la population et adopter les mesures nécessaires. Enfin se pose la question quasi philosophique de générer une croissance infinie dans un monde fini où la question de la sauvegarde de la planète se trouve au cœur des enjeux. Pour cela, nous devons nous réinventer.
Le dirigeant du groupe « eclosia », qui n’est pas encore quadragénaire, est titulaire d’un Master en économie et finance de la Sorbonne, d’un Master en finance de la célèbre université britannique London School of Economics (LCE) et d’un MBA de l’université new-yorkaise de Columbia. De retour à Maurice en 2007 pour travailler au sein du groupe familial, il en a gravi les échelons avant d’en prendre la direction en janvier 2013. Cédric de Spéville a présidé la Chambre de commerce et d’industrie de Maurice de 2011 à 2013.