MICHEL CABRERA, LE « MONSIEUR NUMÉRIQUE » DU CRÉDIT AGRICOLE : « Le client réunionnais est omniconsommateur »
Arrivé de Montpellier en mars 2020, Michel Cabrera est le « monsieur numérique » du Crédit Agricole de La Réunion, banque leader du marché. Il doit pratiquer la pédagogie envers les clients tout en conservant l’ADN de la banque. Entretien avec un équilibriste passionné…
L’Éco austral : En quoi la période covid a accéléré la digitalisation des banques à La Réunion ?
Michel Cabrera : Pour nous, ce fut avant tout un temps de réflexion et d’action. Il fallait penser rapidement à la façon d’agir pour la suite, sans pour autant savoir ce que l’avenir réservait. Ce fut l’occasion de montrer à nos clients que nous pouvions communiquer autrement, par l’intermédiaire d’autres canaux, dont le digital. L’essentiel restait de conserver le lien avec le client coûte que coûte dans ce contexte extraordinaire. Pour cela, nous avons notamment organisé des équipes tournantes afin d’accueillir nos clients en permanence.
Depuis votre arrivée, comment avez-vous perçu les habitudes numériques des clients de La Réunion ?
Ici, la particularité réside dans le fait que les clients sont ce que j’appelle des « omniconsommateurs ». C’est-à-dire que, contrairement à la Métropole, ils utilisent le maximum des moyens mis à leur disposition. Je m’explique. Les réunionnais sont présents sur tous les moyens de communication 2.0 : le mail, le chatbot, l’espace en ligne, les réseaux sociaux, mais aussi sur les moyens traditionnels : le téléphone et l’agence.
N’y a-t-il pas pour autant une culture de la transaction en espèces ?
Il y a quelque chose qui est effectivement ancré dans les mœurs par rapport aux retraits en espèces. Pour donner des chiffres marquants, il faut savoir qu’à La Réunion, le montant moyen des retraits aux gabiers est de 370 euros par mois contre seulement 160 euros en Métropole. Cela se retrouve dans toutes les banques de l’île, alors que le niveau de vie par habitant est inférieur à ce qu’il est en Métropole. Qu’est-ce que cela veut dire ? Je pense que cela montre, tout simplement, une profonde implantation dans les usages.
Paradoxalement, on assiste à un franc succès des banques en ligne. Est-ce que les néobanques empiètent actuellement sur vos marchés ?
Je considère qu’au sein des néobanques, on ne répond concrètement qu’à des opérations de base. Je crois fermement qu’il faut qu’une banque puisse accompagner ses clients avec de l’humain, sur des besoins spécifiques et personnalisés. Au Crédit Agricole, par exemple, nous apportons l’expertise d’une banque régionale de plein exercice, nous gérons le territoire de La Réunion de façon indépendante de Paris, seulement rattachés à la Métropole pour une cohérence nationale, mais nous prenons toutes nos décisions sur place. C’est un lien unique.
L’humain reste donc encore une priorité ?
Il faut cumuler le meilleur de chaque domaine, à la fois l’humain et le numérique. Nous injectons toute notre richesse capitale à La Réunion, ce qui est primordial pour le système économique local. Pour en revenir aux néobanques, je crois que leur seule porte de salut pour le futur sera d’être arrimées à de grands établissements bancaires. Aujourd’hui, elles se dirigent vers une clientèle autonome, sans épargne et sans projet d’investissement d’envergure. Mais à l’avenir, elles devront réfléchir à produire d’autres outils comme le prêt d’argent, le crédit, pour élargir leur offre. En fin de compte, les néobanques devront peut-être même quitter le 100 % digital pour facturer des expertises spécifiques. Finalement, banques traditionnelles et banques en ligne devront finir par se croiser. Pour le moment, les « néos » gagnent encore des parts de marché, des comptes additionnels chaque année. Mais leur pérennité économique repose sur l’élargissement de leurs offres.
Dans le même sens, qu’en est-il de l’irruption des assurances dans le domaine bancaire ?
Cette concurrence a toujours existé, elle n’a fait que se renforcer récemment. D’ailleurs, de nombreuses banques possèdent maintenant des antennes d’assurance et inversement. Pour prendre un peu de recul, je pense que, de nos jours, il faut fidéliser le client sur l’ensemble des services qui peuvent lui être utiles. On le voit bien avec des compagnies de téléphonie mobile qui proposent des services bancaires et des prestations d’assurance, comme Orange pour n’en citer qu’une. C’est une tendance de fond, qui vise à regrouper toute l’expérience du client envers un seul acteur. L’immobilier se mêle aussi à la bataille. Je trouve tout cela positif : en somme, on garde le meilleur de l’humain et le meilleur du digital. Cependant, il faut avoir la capacité d’investir et de pérenniser ses services tout au long de la vie du client.
Quels sont les autres défis de la digitalisation des banques ?
Il ne faut pas se le cacher : désormais, il y a une course à la technologie sur les outils numériques. De plus, le client veut toujours être plus autonome dans ses opérations. Pour répondre à cela, nous réfléchissons chaque jour à la façon d’intégrer toutes les évolutions technologiques permanentes dans nos processus. Pour donner un exemple, l’intelligence artificielle (IA) intervient déjà chez nous dans le cadre de la lecture automatique de document. Le Crédit Agricole a développé un système d’intelligence artificielle propre qui, par ses algorithmes, permet de veiller sur les habitudes de ses clients et déceler, par exemple, un usager qui se détache de la banque. L’IA permet donc déjà de couvrir des risques, comme pour la lutte contre la cybercriminalité. Aussi, nous avons créé un chatbot en interne pour répondre aux urgences avec nos agents et prestataires, une sorte de WhatsApp avec l’ensemble de nos 950 collaborateurs situés dans l’océan Indien.
Ces évolutions posent la question de la préservation et de la protection des données numériques ?
Aujourd’hui, d’un point de vue légal, une banque est considérée comme un tiers de confiance. Cela signifie que vous devez rassurer vos clients sur le fait que les données personnelles ne seront jamais monnayées, contrairement à ce que peuvent faire d’autres secteurs, comme ceux de la grande consommation qui, eux, peuvent marchander vos informations numériques. En ce qui concerne la protection, toute la sphère informatique est gérée au national par Paris, mais nous avons une équipe qui est là pour protéger les données des Réunionnais et des Mahorais. Je ne peux pas dire combien de personnes travaillent dessus car il s’agit d’informations confidentielles du fait de la sensibilité du sujet. Mais je peux vous dire qu’il y a des gens, ici, à La Réunion, qui veillent nuit et jour à la protection des données numériques de l’ensemble des clients de l’océan Indien.
Dans ce marché hyper concurrentiel, et en fulgurante évolution, comment se projeter sereinement sur les prochaines années ?
Malheureusement, personne n’a la martingale. Il y a encore des niches à explorer, l’avenir du paiement, c’est la montre, le smartphone, et sans doute aussi la jonction des différents supports de paiements entre eux. Certes, la Chine, et dans une moindre mesure les États-Unis avec les GAFA, ont deux, voire trois années, d’avance, mais La Réunion et la Métropole vivent sur le même tempo de ce point de vue-là. Il y a un nivellement vers le haut, la compétition élève et pousse au qualitatif. En conclusion, nous chercherons toujours à conserver le meilleur du digital, renforcé par l’humain en termes d’expertise.