Patrick Drahi : ce milliardaire inconnu fait sensation
Avec l’annonce du rachat de l’opérateur français SFR par Numericable le 5 avril dernier, ce milliardaire discret s’est retrouvé au cœur de toutes les attentions. En moins de dix ans, il est devenu la 215e fortune mondiale avec un actif net évalué à 6,3 milliards de dollars, selon le magazine Forbes.
S’il était français, Patrick Drahi serait la 14e fortune du pays. Mais voilà, l’homme ne l’est pas. Au grand dam d’Arnaud Montebourg qui déclarait au micro d’Europe 1 (14 mars 2014): « Numericable a une holding au Luxembourg, son entreprise est cotée à la Bourse d’Amsterdam, sa participation personnelle est à Guernesey dans un paradis fiscal de Sa Majesté la reine d’Angleterre, et lui-même est résident suisse ! Il va falloir que M. Drahi rapatrie l’ensemble de ses possessions et biens à Paris, en France. Nous avons des questions fiscales à lui poser ! » Et Najat Vallaud-Belkacem d’exprimer, avec une fausse naïveté certaine, sa crainte de voir SFR « devenir une entreprise suisse ». Si Drahi est effectivement résident depuis quinze ans en Suisse, c’est pour Israël que son cœur bat. Au plus fort des tractations pour le rachat de SFR, un fait est passé totalement inaperçu : le 12 mars dernier, celui qui allait devenir quelques jours plus tard le nouveau propriétaire de SFR organisait la soirée d’inauguration d’I24News, « une chaîne multilingue internationale avec un regard israélien ». À cette soirée, on comptait parmi les invités Michel Drucker, Daniela Lumbroso, Alexandre Arcady, Francis Huster, Ruth Elkrief ou encore Julien Dray (qui défendra Patrick Drahi face à Arnaud Montebourg sur Radio Communauté Juive le 16 mars). Discret en France, l’homme s’est rendu célèbre en Israël où il a été reçu plusieurs fois par Shimon Pérès. Il possède un appartement dans la tour Rothschild à Tel Aviv, la ville où il se sent chez lui. Il s’y déplace à bicyclette (Bloomberg TV, 6 février 2014) et la fréquentation de ses plages lui procure un « teint hâlé » (Le Point, 9 janvier 2014). En terre promise, le « tycoon du câble » a racheté feu Guysen TV pour en faire un outil de diplomatie publique « ni de gauche, ni de droite, mais pour Israël » (Jérusalem Post, 25 décembre 2012), dixit Frank Melloul, le directeur de la chaîne et organisateur de la soirée.
Comme le résumait le quotidien économique israélien « Globes » (3 mai 2009), si Drahi « investit en Israël [c’est] parce qu’il est sioniste ». Ce qui est certainement très exact puisque c’est le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou qui souhaitait, depuis 2010, la création d’une telle chaîne d’informations en continu. Patrick Drahi lui aussi se dit israélien et a fait savoir, en mai 2013, par une sommation juridique de son avocat Alexandre Marque du cabinet Franklin, qu’il ne souhaitait pas figurer dans le classement Challenges des 500 premières fortunes françaises « M. Drahi a pris la nationalité israélienne et renoncé à la nationalité française. La perte de la nationalité lui est définitivement acquise. Il ne s’agit pas d’une double nationalité franco-israélienne » (Challenges 14 mars 2014). Pendant le rachat de SFR, Patrick Drahi assurera pourtant être toujours français et agir au nom des intérêts français.
PARTI DE RIEN, IL MISE SUR LE TECHNOLOGIE DU CÂBLE
C’est au Maroc que son histoire a commencé, le 20 août 1963. Issu d’une famille de la communauté juive de Casablanca, Drahi est le petit-fils d’un tailleur. Mais c’est dans une famille d’enseignants qu’il a grandi puisque ses parents sont professeurs de mathématiques (comme cinq autres personnes dans la famille). En 1978, les Drahi quittent le Maroc et s’installent à Montpellier. Élève brillant, il intègre l’École Polytechnique (promotion 1983), pourtant à contrecoeur : « Pas question de faire l’armée » selon Challenges (17 mars 2014). Dans sa promotion, il se liera plus particulièrement avec Éric Denoyer, aujourd’hui Pdg de Numericable, Olivier Huart, Pdg de Télé Diffusion de France (TDF), qui a longtemps œuvré au groupe Cegetel-SFR, ou encore Jacques Veyrat, ancien président de Neuf Cegetel (racheté par SFR en 2008), ancien président du Groupe Louis-Dreyfus et membre du Siècle.
Le Point (9 janvier 2014) indique qu’il a épousé une Syrienne orthodoxe, lorsque cette dernière était étudiante en médecine. Le couple s’est installé dans un pavillon à Thiais (Val-de-Marne) et aura quatre enfants (dont des jumeaux), deux filles et deux garçons qui, élevés dans la plus pure tradition cosmopolite, font leurs études à Lausanne, Bristol et Tel-Aviv. Dispersée aux quatre coins du monde, la famille Drahi se réunit une fois par semaine, pour dîner le vendredi soir (shabbat). Résident fiscal en Suisse depuis 1999, Patrick Drahi est domicilié officiellement à Zermatt puisque les forfaits fiscaux y sont de 5% à 20% inférieurs à ceux du canton de Genève où son épouse possède pourtant sa maison. Comme le résumait « Le Canard Enchaîné » (26 mars 2014), dans des allusions assez lourdes : « Aucune résidence secondaire dans un fief familial. Pas d’attaches bretonnes ou girondines, la terre natale à la semelle des souliers. Drahi, c’est le Maroc, Israël, la Suisse. Pas très catholique tout ça, petit. »
LE BON FILON DES HLM
Drahi achèvera ses brillantes études à SupTélécom avant de débuter chez Philips, à Eindhoven (Pays-Bas). Après s’être fait la main chez Philips, il fonde en 1993 un cabinet de conseil aux entreprises pour le multimédia et les télécoms, CMA. Le futur tycoon va rapidement tout miser sur la technologie du câble. Comme l’indique BFMTV (25 septembre 2013) : « Il racontait qu’il avait regardé le classement des fortunes de Forbes et avait jeté son dévolu sur le secteur où il y avait le plus de millionnaires. » Ainsi crée-t-il un câblo-opérateur à Cavaillon (Vaucluse), Sud Câble Services, et réussit à convaincre la société américaine Rifkin d’y investir avant que le câblo-opérateur ne soit finalement racheté par InterComm (où il sera plus tard consultant de 1998 à 1999) : « J’ai commencé à Cavaillon, dit-il. J’ai enchaîné les réunions municipales devant les habitants – parfois devant seulement trois mamies. J’ai convaincu le maire en lui expliquant que, grâce au câble, on pourrait inventer une sorte de bourse du melon. […] Je vendais mon abonnement 79 francs pour 40 chaînes. Mais, surtout, j’avais câblé les HLM et j’ai été le premier à mettre les chaînes arabes sur le câble en France. Jusque-là, il n’y avait que des chaînes comme CNN, la RAI Uno ou ZDF ! » (Le Point, 9 janvier 2014).
En 1995, il crée son second câblo-opérateur, Mediaréseaux, et raccorde Marne-la- Vallée au câble avec l’aide des investissements de l’américain UPC, entreprise dont il prend, au printemps 1999, la direction des activités pour l’Europe occidentale et méridionale. C’est à cette époque que Patrick Drahi rachète pour 330 millions d’euros une série de câblo-opérateurs français qui fonctionnaient très mal (en général liés à des marchés locaux de HLM) : RCF, Time Warner Cable, Rhône Vision Câble, Videopole et InterComm France. En 2000, trop heureux de se sortir de ce guêpier, l’État lui cède des fréquences et Drahi fonde, avec NRJ et Wendel, un nouvel opérateur, Fortel, dont il prend la présidence du directoire. Quand la bulle internet explose, UPC qui a racheté les parts de Drahi en 1999, met la clé sous la porte, mais le « roi des synergies » (« Le Canard Enchaîné », 26 mars 2014) se retrouve, lui, à la tête d’une petite fortune, ayant vendu ses parts à temps. Après quelques nouvelles et juteuses affaires dans l’immobilier, Drahi crée son propre fonds d’investissement, Altice.
Ayant commencé par racheter la compagnie alsacienne Est Vidéocommunication (2002), il s’emparera, en moins de quatre ans, de 99 % du câble français. Ainsi, via Altice rachète-t-il entre autres Numericable, Noos, France Télécom Câble, TDF Câble et UPC France, etc. Ce, pour deux milliards d’euros au total grâce au soutien du fonds d’investissement britannique Cinven et du bastion du complexe militaro-industriel américain (plus qu’étroitement lié à la CIA), Carlyle. Tout se fait rapidement et au détriment du client comme lors de la fusion Noos-Numéricable de 2006, un désastre retentissant. Patrick Drahi a signé avec différentes collectivités locales et entreprises, la délégation de service public de la boucle régionale de très haut débit comme en Alsace (2004). Plus tard, il acquiert les câblo-opérateurs des DOM-TOM. On remarquera que la construction du réseau câblé français, véritable désastre financier, a été en totalité financée par des fonds publics (en clair, vos impôts). Mais, en raison de son coût peu avantageux par rapport au satellite ou l’ADSL, le câble (pourtant un prodige technique) n’a longtemps fonctionné que grâce aux clients captifs que sont les locataires d’HLM. C’est donc avec une certaine complicité des collectivités territoriales qui équipent les logements sociaux qu’on peut considérer qu’Altice va s’enrichir. Or, comme l’expliquait « Libération » du 14 mars 2014 : « Son fonds Altice est de droit luxembourgeois, mais coté à Amsterdam. Il y a logé tous ses actifs de télécoms : ses 40% dans Numericable, le belge Coditel et le portugais Cabovisao, l’israélien Hot, Outremer Telecom ou encore la filiale d’Orange en République dominicaine qu’il vient d’avaler pour 1,1 milliard d’euros. Et son holding personnel, Next LP, abrité dans le fonds Altice qu’il détient à 75%, est immatriculé à Guernesey ». Altice, qui s’est enrichi grâce aux collectivités locales via les HLM, ne paie donc pratiquement pas d’impôts en France.
L’OUVERTURE À L’INTERNATIONAL ET LA MONTÉE EN PUISSANCE DE NUMERICABLE
Patrick Drahi a investi également dans le câble et les télécoms à l’international : au Portugal, au Benelux, en Afrique de l’Est et en Israël. Ne parlant pas hébreu, il a commencé à s’intéresser à Israël vraisemblablement quand il a racheté les parts du premier câblo-opérateur du pays, Hot (nom derrière lequel se dissimule en réalité la plus importante chaîne de films pornographiques israélienne), à la banque Leumi, en mai 2009. Il en prend le contrôle petit à petit jusqu’à retirer la société, en 2012, de la bourse de Tel Aviv.
Au vu de son expérience israélienne, on comprend les craintes d’Arnaud Montebourg :
« Attila » (Le Point, op.cit.) divise par deux les effectifs à coups d’externalisation et de sous-traitance et s’attire les foudres des salariés locaux, ce qui entrainera grèves et manifestations : « C’est avant tout un as de la finance et c’est vrai que la dimension humaine est secondaire, seul compte le cash », confiait un proche de Drahi au « Canard Enchainé » (op. cit). Entre temps, il a racheté l’opérateur téléphonique Mirs à Motorola pour 170 millions de dollars. Il compte regrouper ses activités israéliennes dans un grand groupe de télécom : Mirs sera rebaptisé Hot Mobile en mai 2012. Ironie de l’histoire, en 2011, il se retrouve en concurrence sur ce marché avec Michaël Boukobza qui détient 50% de Golan Télécom. Michaël Boukobza, ancien DG d’Iliad-Free, est une vieille connaissance (qui a vendu une partie de ses actions en 2007 pour 27 millions d’euros) puisque Drahi l’avait démarché lors du rachat de Hot. Né en 1978, diplômé de l’ESCP, passé par les banques Rothschild et Morgan Stanley, Michaël Boukobza, rebaptisé Michaël Golan depuis son aliyah est revenu dans le giron de Xavier Niel en lui servant de « nettoyeur » (cost-killer) lors de la reprise du « Monde », sans jamais faire mystère de ses convictions ultra-sionistes. Par exemple, lors de la renégociation du contrat liant le quotidien à l’AFP, il osera rebaptiser l’agence d’informations « Agence France Palestine »). Depuis, les deux hommes sont associés dans leur concurrence à Drahi, aussi bien en France qu’en Israël puisque Xavier Niel est entré au capital de Golan Télécom à hauteur de 30% (ce qui explique les sorties de Niel, qui ne parle plus à Drahi, en soutien à Martin Bouygues).
IL A MIS SA FORTUNE PERSONNELLE SUR LA TABLE
La constitution de cet empire du câble s’est réalisée par une technique spéculative particulière qui consiste, par un effet de levier appelée LBO, à s’endetter fortement pour racheter une entreprise cible, avant de la restructurer pour en maximiser les profits financiers, et rembourser les emprunts contractés par ponction sur leur propre trésorerie. Drahi est épaulé par deux hommes : le normalien Nicolas Paulmier et l’écossais Hugh Langmuir, patron du bureau parisien d’Altice et directeur général du fonds depuis 2009, avec qui il se réunit dans le lobby de l’hôtel Scribe, à Paris, où Patrick Drahi, en « nomade attalien », loue une chambre. Son banquier conseil, Bernard Mourad, rencontré en 2005 à l’occasion du rachat de Noos, est « managing director » chez Morgan Stanley.
En novembre 2013, Numericable fait son entrée à la bourse de Paris avant que la maison mère ne fasse de même le mois suivant, à la bourse d’Amsterdam. C’est l’une des introductions les plus importantes de ces dernières années, avec une levée de fonds de 700 millions d’euros. En parallèle, alors qu’Altice ne détenait jusque-là que 20,6% des parts de Numericable, Patrick Drahi lance le rachat du câblo-opérateur et obtient 40% des parts en janvier 2014. Dans la foulée, Altice se porte repreneur lorsque Vivendi annonce la mise en vente de SFR. Le gouvernement français annonce sa préférence pour l’autre candidat à la reprise, Bouygues. Quelques heures avant la publication de la décision de Vivendi, le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, prévient Patrick Drahi sur sa situation fiscale.
Le 14 mars, Vivendi annonce être rentré en négociations exclusives avec Numéricable. Ce jour-là, l’action de Numéricable gagne 15,49% pendant que Bouygues perd 6,78%. Cette acquisition se fera, une fois de plus, grâce à un endettement massif, Numericable étant huit fois plus petit que SFR.
Si la grenouille a avalé le boeuf, c’est que l’affaire a été rondement menée. Il faut dire que, dans cette affaire, Drahi avait les faveurs de deux des « juges de paix » du CAC 40, le milliardaire Vincent Bolloré et Jean-René Fourtou, président du conseil de surveillance de Vivendi. Afin de limiter les critiques, Drahi s’est habilement entouré de Raymond Soubie, ex-conseiller social à l’Élysée, pour répondre de l’impact social (en liaison avec Fleur Pellerin) de son projet mais surtout d’Havas Worldwide pour préparer la communication, avec notamment l’inévitable Stéphane Fouks et Arthur Dreyfus (en liaison avec Bercy et Matignon).
Pour acquérir SFR, Patrick Drahi devra vraisemblablement emprunter 6 milliards de dollars, soit la totalité de son patrimoine disponible.
Comme l’indiquait « Libération » (14 mars 2014) : « Sa martingale ? Tant que je gagne, je joue. »