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Océan Indien

Créole réunionnais et créole mauricien : deux langues sœurs

Lorsqu’ils se rencontrent, les Réunionnais et les Mauriciens constatent de grandes différences dans leur langue créole. À tel point que certains linguistes, empreints d’idéologie africaniste, en déduisent une absence de parenté. Une thèse que réfute notre chroniqueur…

L’improbabilité d’un quelconque lien de parenté entre les créoles mauricien et réunionnais est généralement admise tant dans l’opinion publique que par certains courants de linguistes. Pour justifier cette proposition, on allègue des différences morphologiques et grammaticales
ainsi que le manque d’inter-compréhensibilité chez les locuteurs unilingues des deux créoles.

On a voulu voir dans le créole mauricien un fait linguistique indépendant du parler de Bourbon (nom de La Réunion sous l’Ancien régime), dont la base française aurait subi dès les premières années de l’établissement français une influence structurelle, transformative, des langues ouest-africaines en ce qu’il s’agit de la grammaire et de la syntaxe. Influence que n’aurait pas subie le créole réunionnais, et qui expliquerait partiellement les différences entre les deux créoles. C’est plus ou moins la position de Philip Baker (1) et de ceux qui ont adopté ses thèses « africanistes », voire « afro-substratistes », sur l’origine du créole mauricien.

Nous allons passer en revue les deux hypothèses qui nous paraissent être les plus sérieuses.

L’hypothèse des patois nautiques

Le linguiste néerlandais Pieter Seuren (1995) (2), qui maintient la non-parenté entre les deux créoles qui nous concernent, a cependant relevé la difficulté de démontrer une quelconque influence des langues africaines sur le créole mauricien. La ressemblance entre le créole mauricien et les créoles antillais tiendrait à l’influence commune des patois nautiques français des côtes africaines, tandis que les différences viendraient précisément de ce que les créoles antillais se sont développés sous l’influence de substrats africains. Quant au créole réunionnais, il est probable qu’il provienne lui aussi des patois nautiques français, mais d’une variété plus archaïque, et avec un apport plus important du malgache.

L’hypothèse du bourbonnais

L’hypothèse d’une origine commune dans les patois nautiques français des XVIIe et XVIIIe siècles est attrayante compte tenu des mots créoles
qui proviennent des termes et expressions de marine : viré, se retourner ; guetté, regarder ; largué, lâcher ; matelo, ami-mec ; tchombo, tiens bon ; la’bouet, boette (le mot français a une origine celte dans le breton), etc. Le développement par la France de centres portuaires et de bases navales aux Caraïbes (Fort-de-France) et aux Mascareignes (Port-Louis) qui communiquaient entre elles favorisait sans doute l’usage du patois nautique. Mais le patois nautique ne saurait rendre compte stricto sensu de la genèse du créole mauricien, mais plutôt de son développement après l’établissement de Port-Louis comme port et base navale.

Si nous suivons la séquence chronologique de l’établissement français à l’Isle de France (aujourd’hui île Maurice) à partir de 1721-1722, le rôle qu’a pu jouer le patois nautique n’a pu qu’être ultérieur à la première phase – décisive – de l’installation des premiers colons et de la population servile. Mises à part quelques cases rudimentaires, les Néerlandais n’avaient érigé aucune installation durable sur l’emplacement de ce qu’allait devenir Port-Louis, et que les Français ont dû commencer à partir de rien. En attendant les premiers colons et travailleurs engagés en provenance de la Métropole, il fallait bien commencer à défricher, à s’assurer de l’approvisionnement en eau et des nécessités de base. Et quand les colons et travailleurs engagé allaient finalement arriver, ils devaient être formés au mode de vie de la « société d’habitation » d’alors. La Compagnie des Indes orientales loua le service de certains habitants de Bourbon à cette fin. Ces habitants seront présents dès 1721 et ne repartiront qu’en 1723, non sans séjours ultérieurs ponctuels. À ce stade de la colonisation, les esclaves noirs (africains et malgaches) étaient en minorité et allaient le rester jusqu’à la fin de la décennie (vers 1730) quand leur nombre va sensiblement augmenter.

Quelle image peut-on dégager de ces données historiques ? Celle d’un début de colonisation précaire où l’élément européen, en l’occurrence français, prédomine au sein de la population et où les contractuel bourbonnais jouent un rôle capital dans l’établissement de la « société d’habitation » à l’Isle de France.

Selon Robert Chaudenson (3) éminent linguiste, spécialiste des créoles à base lexicale française, il est fort probable que les contractuels bourbonnais, chargés d’instruire les nouveaux arrivants à l’Isle de France, utilisèrent leur parler – le « bourbonnais » – et que ce parler a joué un rôle déterminant dans la genèse du créole mauricien. Mais qu’est-ce que le bourbonnais ? Il n’était pas à proprement dit un proto-créole, mais plutôt un français local avec des influences lexicales multiples (langues régionales françaises, malgaches, africaines, indiennes, etc.) et des formes divergentes du français codifié de la métropole parisienne. Le système de communication dans la société d’habitation était basé sur ce « français local » que les engagés européens, les esclaves et leurs enfants devaient apprendre et maîtriser.

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Louis Héry, 1828 : « Fablescréoles et Explorations dansl’intérieur de l’île Bourbon »,Paris. Typographie etLithographie J. Rigal et Cie –impression de 1883. Disponiblesur : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5470315c.

L’origine du bourbonnais est à mettre en lien avec l’essai de colonisation à Fort-Dauphin, dans le sud de Madagascar. Suite au massacre de 1674 qui mit fin à la colonie, la population de Fort-Dauphin se refugia à Bourbon, s’y fixa et contribua à l’essor de Bourbon par son apport démographique. C’est dans ces conditions qu’on peut supposer que le bourbonnais se développa et devint ainsi la langue véhiculaire de la colonie. À Bourbon-Réunion, le bourbonnais allait se transformer en créole réunionnais tandis qu’à Maurice-Isle de France, il allait devenir le créole mauricien. Les divergences subséquentes entre les deux créoles s’expliquent par des évolutions séparées où la « société de plantation » (la canne à sucre dans les deux cas) va se substituer à la « société d’habitation » à différentes époques et avec différents apports démographiques.

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François Chrétien, 1822 : « Les Essais d’un bobre africain ». Maurice, Imprimerie de G. Deroullède et Cie – 2e édition de 1831. Disponible sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1045546j.

Les créoles des Seychelles et de Rodrigues sont, quant à eux, des variétés du créole mauricien (avec un apport du réunionnais dans le cas du seychellois) étant donné que ces deux îles furent colonisées-peuplées à partir de Maurice dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Tel est aussi le cas des créoles des îles Chagos (avec une influence seychelloise) et d’Agaléga.

L’intérêt de l’hypothèse du bourbonnais permet d’identifier le processus historique ainsi que l’aire géographique de la genèse commune des deux créoles. Les développements divergents qui tiennent à la démographie respective des populations libres et serviles, ainsi que nombres de facteurs socio-économiques propres à chacune des îles, se dégagent ainsi plus nettement. Ce n’est que suite à ces événements historiques que le vocabulaire des deux créoles, surtout pour le créole mauricien et ses variétés rodriguaise et seychelloise, furent agrémentés de mots d’origine bantoue.

Le bourbonnais aurait donc été un français local en voie de créolisation au contact notamment du malgache. Robert Chaudenson recense 75 termes d’origine malgache communs aux deux créoles qui sont issus du bourbonnais. Face à l’obstination de ceux qui maintiennent la non-parenté entre le mauricien et le réunionnais, Robert Chaudenson pose la question : « À qui fera-t-on croire que, dans le cours de deux genèses totalement séparées, ces deux créoles, par hasard et pour 80 % des emprunts faits au malgache, aient retenu de cette langues les mêmes mots ? »

La présomption de non-parenté des créoles ne résiste pas non plus à une analyse comparative des registres acrolectaux attestés notamment dans les textes créoles publiés dans la première moitié du XIXe siècle : « Les Essais du bobre africain » de 1822 pour le mauricien et « Les Fables créoles » de 1828 pour le réunionnais. Si les divergences y sont marquées, l’inter-compréhensibilité est possible pour le lecteur averti. L’étude comparée de ces textes peut donc contribuer à éclairer notre compréhension de la parenté tout en identifiant les points de divergences entre les deux créoles. Ce qui ressort de tout ce travail, c’est la réalisation d’un terreau commun de créolité, inextricablement lié à l’implantation et à la naturalisation de la langue française aux Mascareignes. Et les postures idéologiques anticolonialistes, à travers des hypothèses linguistiques douteuses, n’ont eu de cesse de dissimuler ou de minorer ce fait.

(1) Baker P., 1993. Assessing the African contribution to French-based Creoles, in S. Mufwene (éd.), Africanisms in Afro-American Varieties, Athens/ Londres, The University of Georgia Press, pp. 123-155.

(2) Seuren, Pieter A.M. 1995. Notes on the history and the syntax of Mauritian creole. Linguistics 33, pp. 531-577
(3) Chaudenson, Robert. 2010. La genèse des créoles de l’océan Indien. Paris – L’Harmattan. 2013 : Approche (historico-) linguistique des créoles des Mascareignes et des Seychelles. Études océan Indien, pp. 49-50.

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François Gaël Sarah ©Davidsen Arnachellum

François Gaël Sarah : François Gaël Sarah est licencié en Science politique de l’Université de Maurice, détenteur d’une maîtrise ès Lettres en théorie politique et d’un doctorat en Sciences politiques et relations internationales de l’Université de St Andrews, en Écosse. Il est chargé de cours à l’African Leadership University et chercheur associé de la Fondation des îles de l’océan Indien (IOIF) ; participant-conférencier au Forum de l’histoire des idées politique de l’université d’Edimbourg.

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