Le musée de l’immigration trahit l’Histoire
Alors que la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, ouverte en octobre 2008, a été un échec patent, elle vient de rouvrir ses portes après une rénovation complète. Mais le nouveau musée de l’immigration trahit l’Histoire de France sans modération.
La Cité nationale de l’Histoire de l’immigration a été ouverte en octobre 2008 à l’initiative du président Jacques Chirac. Bien qu’installé dans le superbe Palais de la Porte Dorée, un bijou de l’Art déco à l’entrée du bois de Vincennes (Paris), ce musée n’a jamais trouvé son public. Suite à cet échec patent, il a donc été rénové de fond en comble pour rouvrir en fanfare ce 17 juin 2023 en se donnant pour mission rien de moins que « présenter au public les apports positifs de l’immigration en France ».
Propagande hier, aujourd’hui et demain
« Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’Empire colonial est l’objet d’une propagande de plus en plus intense. Conçu par l’architecte Albert Laprade pour l’Exposition coloniale de 1931, le Palais de la Porte Dorée doit donner une traduction à la fois monumentale, pérenne et pédagogique de l’idée du salut par l’Empire », lit-on dans une plaquette officielle du nouveau musée (Images des colonies au Palais de la Porte Dorée, 2023). La fin de la plaquette a de quoi surprendre : « Aujourd’hui, le Palais de la Porte Dorée abrite (…) le Musée national de l’histoire de l’immigration qui, à travers ses collections, ses expositions et sa programmation, présente au public les apports positifs de l’immigration en France. » L’immigration en France aurait-elle donc des apports négatifs que l’on voudrait cacher ?
Les universitaires à l’origine du projet accusent régulièrement les historiens d’antan d’avoir réduit l’Histoire de France à un « roman national ». Ils se sont élevés précédemment contre un amendement à l’article 4 de la loi du 23 février 2005 en faveur des rapatriés et des harkis qui stipulait que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord. » Leur critique était fondée car l’Histoire n’a pas à se faire juge. Mais voilà que ces universitaires tombent dans le même travers en revendiquant une Histoire de l’immigration politiquement orientée.
De fait, la visite du musée nouvelle manière confirme nos pires appréhensions. L’Histoire s’en trouve trahie de plusieurs manières : par des omissions, par des approximations et par des comparaisons hasardeuses. Grâce à quoi, il est possible d’affirmer une chose et son contraire ou de démontrer qu’il fait jour à minuit.
La nouvelle muséographie du Palais de la Porte Dorée a été inspirée par Patrick Boucheron, spécialiste de la Renaissance italienne, et François Héran, sociologue, tous deux professeurs au Collège de France. Ils ont souhaité montrer que l’immigration est constitutive de l’Histoire de France. C’est une façon de banaliser l’immigration de peuplement des dernières décennies en la présentant comme le prolongement naturel des migrations antérieures.
Migrations d’hier et d’aujourd’hui
La visite du musée illustre la fragilité de la thèse selon laquelle la France serait de toute éternité un « pays d’immigration ». Elle se déroule de façon académique, mais aussi brouillonne et parcellaire, suivant une succession d’événements relatifs au droit des étrangers et à l’entrée des étrangers en France au cours des trois derniers siècles (1685-1983). Les oublis sont toutefois nombreux ; rien par exemple sur les artistes de la Belle Époque ou la France « black blanc beur » de 1998. Quant au XXIe siècle, il ne fait l’objet d’aucune analyse. Faut-il y voir la gêne des historiens face à un mouvement migratoire sans précédent historique ?
Patrick Boucheron, qui a ramené l’histoire de l’immigration à douze dates-piliers, fait débuter la visite en 1685 seulement, avec d’une part la révocation de l’Édit de Nantes et l’expulsion des protestants, d’autre part la promulgation d’un droit relatif aux lointaines îles à esclaves plus tard qualifié de « Code noir ». Il s’agit de deux faits qui, curieusement, n’ont rien à voir avec une quelconque immigration.
Qui plus est, cette date fondatrice intervient à un moment où la France est déjà solidement constituée comme nous le montrons par ailleurs, avec en gestation tous les principes caractéristiques de sa culture et de son identité : égalité de droits entre les hommes et les femmes, loi commune applicable à tous, distinction de la raison et de la foi, séparation de l’Église et de l’État, langue littéraire de haute tenue, etc.
Ces acquis de la France sont à mettre au crédit des quarante générations qui ont bâti la communauté nationale depuis dès avant l’An Mil, en étroite communion avec le reste de l’Europe. Ce grand brassage médiéval a forgé la civilisation européenne (« unie dans la diversité » selon la devise du Conseil de l’Europe). Il est illustré par les échanges de princesses, chaque dynastie ayant à cœur de s’unir par le mariage à ses rivales potentielles pour limiter les conflits. Il se poursuit jusqu’à nos jours avec les échanges d’étudiants et la circulation des hommes et femmes d’affaires. Ce brassage et cette fécondation croisée n’ont rien à voir avec l’immigration de masse qui affecte aujourd’hui tous les pays européens et occupe les esprits. Le musée de l’immigration se montre muet sur ce mouvement pluriséculaire dont nous sommes les héritiers.
L’invention de l’étranger
La deuxième date-pilier de Patrick Boucheron est 1789. La Révolution donne forme au sentiment national. L’étranger était auparavant quiconque habitait au-delà de la ligne d’horizon. Il devient désormais l’antonyme du citoyen. S’il fait le choix de vivre en France, il peut devenir pleinement citoyen dans des conditions très réglementées (décret Target du 30 avril 1790). Les étrangers engagés aux côtés des révolutionnaires, tels Thomas Paine et Anacharsis Cloots, seront récompensés l’un par la prison, l’autre par la guillotine.
Les aléas politiques conduisent nombre de Français à choisir l’émigration. En retour, par la suite, les révoltes dans différents pays européens, dont la Pologne, l’Espagne et l’Italie, conduisent la France à accueillir nombre de réfugiés politiques. Le 21 avril 1832, le gouvernement édicte la première loi sur les réfugiés. C’est l’amorce du droit d’asile dans une Europe embrasée par les soulèvements révolutionnaires et nationaux.
En même temps, la France, en avance sur ses voisins, connaît un très sévère ralentissement de sa croissance démographique. Dès le milieu du XIXe siècle, le renouvellement des générations n’est plus assuré et cette « grève des berceaux » conduit les chefs d’entreprise à faire appel à des travailleurs des pays frontaliers, puis de la Pologne.
Les étrangers sont à peine 380 000 au recensement de 1851 (1 % de la population) et 1,1 million (3 % de la population) en 1886, dont plus de 420 000 sont nés en France.
Cette immigration frontalière ne va pas sans mal ni tensions. Un tiers seulement des Italiens font souche dans le pays.
Le drame d’Aigues-Mortes, en 1893, revient ad nauseam dans la prose contemporaine pour illustrer la « xénophobie » française et le musée de la Porte Dorée n’échappe pas à ce travers. La réalité, ce sont des travailleurs de Vénétie obligés de travailler en équipe avec des « trimards » locaux (vagabonds). Les premiers sont payés au rendement, les seconds à la journée. Pour ne rien arranger, les Italiens vivent pieusement en famille. Les voilà donc agressés et massacrés aux cris de « Mort aux Cristos » par une racaille inculte et jalouse dont la conscience politique est absolument nulle.
La classe politique et l’opinion acceptent de plus en plus mal que les enfants nés d’étrangers échappent aux servitudes de la conscription. Par la loi du 26 juin 1889, les parlementaires déclarent donc français dès sa naissance, sans possibilité de renonciation, « tout individu né en France d’un étranger qui y est lui-même né ». C’est l’émergence du « droit du sol » qui est donc à l’origine destiné à donner des soldats à la France.
Par un fait surprenant, le musée occulte l’arrivée à Paris, à la « Belle Époque », de nombreux artistes et écrivains de toute l’Europe qui vont contribuer à l’aura de la République française. Il ne dit mot non plus de l’accueil d’intellectuels et artistes afro-américains après la Grande Guerre, parmi lesquels […]bien sûr Joséphine Baker. Rien sur Romain Gary (« Je n’ai pas une seule goutte de sang français, mais la France coule dans mes veines ») et bien d’autres.
Le musée préfère s’étendre sur les mesures de défiance à l’égard des étrangers dans l’entre-deux-guerres et la xénophobie supposée des classes populaires.
Le traitement de Picasso est symptomatique. Attiré comme bien d’autres par la Ville-Lumière, le jeune peintre a vu son talent très vite reconnu. Quand arrive la guerre en 1914, il se garde de se faire naturaliser comme son ami Apollinaire car il n’a aucune envie de partir dans les tranchées. C’est seulement à 60 ans, en avril 1940, pendant la « drôle de guerre », qu’il dépose une demande de naturalisation. Elle lui est refusée en raison de sa sympathie supposée pour l’URSS, alors associée à Hitler ! Faut-il y voir une manifestation de xénophobie de la France comme le musée de la Porte Dorée le laisse entendre ?
Une approche francocentrée du présent
La fin du parcours est convenue et totalement dépourvue d’historicité. La muséographie s’en tient à la présentation de quelques sondages et à la mise en avant de quelques parcours de migrants ordinaires. Par rapport à l’ancienne muséographie, on peut relever le remplacement de la valise en carton de l’immigré portugais par le sac de couchage de l’immigré bulgare.
Aucune précision statistique n’est apportée sur les flux migratoires. Aucune perspective historique non plus. Il est ainsi écrit sans plus de précision que « la France est de fait une société multiculturelle » sans que soit précisée la portée de ce concept qui faisait horreur à la totalité de la classe politique il y a seulement vingt ans…
Sont énoncées toutes les mesures destinées dans la deuxième moitié du XXe siècle à freiner l’immigration de peuplement. Autour de la date-pilier de 1983, qui rappelle la « Marche des Beurs », sont évoqués aussi les faits divers violents et parfois tragiques relatifs à la difficile intégration des nouvelles communautés étrangères.
On peut regretter que ne soient pas exposées les dispositions prises par les partis conservateurs au pouvoir, en France comme en Allemagne, pour recruter des travailleurs étrangers (Maghrébins, Turcs, etc.) avec le but avoué de faire pression sur les salaires, au grand dam de la gauche sociale et du parti communiste.
On peut surtout s’étonner de l’absence de référence au retournement capital de 1973- 1974 avec la fin des « Trente Glorieuses » en France et surtout la chute brutale de la fécondité en-dessous du seuil de renouvellement de la population dans la plupart des pays européens. La même année, l’Europe voit son solde migratoire devenir positif pour la première fois depuis au moins un millénaire. Les deux phénomènes démographiques sont indubitablement liés. Ils vont s’amplifier l’un et l’autre en 2015 avec d’une part un nouvel effondrement de la fécondité et un solde naturel négatif dans la plupart des pays, d’autre part une immigration clandestine désormais hors contrôle.
Le plus dommageable est l’approche strictement francocentrée d’un phénomène migratoire qui affecte toute l’Europe et n’a pas de précédent dans l’Histoire par sa nature et son ampleur. Un comble pour des universitaires qui se flattent de leur ouverture à l’Histoire mondiale.
La France est-elle si différente de ses voisins ? : Que dire des autres pays européens qui sont également affectés depuis peu par une immigration de masse ? L’Espagne, l’Angleterre, l’Italie, la Suède ou encore l’Allemagne n’ont jamais connu d’immigration notable avant la fin du XXe siècle. Ces pays ne se rebellent pas pour autant contre ce phénomène inédit, contraire à leur Histoire et leur culture. Ils lui trouvent d’autres raisons qui les conduisent à s’en accommoder. N’eût-il pas été préférable d’examiner ces raisons plutôt que d’inventer une prétendue continuité historique proprement française ?
Les publicitaires à la rescousse : Les publicitaires auxquels le musée de la Porte Dorée a confié sa promotion ont réalisé un « coup » comme ils en ont l’habitude, en travestissant la réalité (voir l’affiche qui illustre cet article). Les médias et les réseaux sociaux sont tombés dans le panneau à pieds joints en dénonçant à qui mieux mieux la qualification d’étranger associée à Louis XIV. De fait, ce qualificatif est tout à fait anachronique et faux. Les souverains étaient tous apparentés par leurs gènes… de même que tous les Européens. Les uns et les autres n’étaient pas moins conscients d’appartenir à la communauté au sein de laquelle ils vivaient. Mazarin lui-même, Italien devenu principal ministre du Roi-Soleil, se pensait français et agissait en tant que tel autant qu’il est possible. A contrario, Eugène de Savoie, né français, a mis son bras au service de l’empereur allemand et il a combattu Louis XIV sans état d’âme.
Le plus drôle est que le musée ne fait à aucun moment allusion aux mariages royaux. Son affiche et sa campagne de promotion sont en décalage total par rapport à sa thématique.
La fin du métissage : Par un paradoxe visible seulement des personnes familières avec l’histoire des populations, le monde est aujourd’hui plus éloigné que jamais d’un « métissage généralisé ». En effet, les migrations de peuplement concernent exclusivement l’Europe (y compris la Russie) et le Nouveau Monde anglo-saxon, soit huit cents millions d’habitants, à peine un dixième de l’humanité. Pour le reste, l’humanité paraît en ce début du XXIe siècle plus cloisonnée et moins « métissée » qu’il y a un siècle, à la veille de la Première Guerre mondiale et à la fin de la première mondialisation.
À cette époque-là, pas si lointaine, les Européens constituaient avec les Nord-Américains un tiers de la population mondiale. Présents dans tous les pays du monde, en Afrique, dans les pays musulmans, en Extrême-Orient et même dans le sous-continent indien, ils brassaient les populations à qui mieux mieux, transportant des Tamouls à Ceylan, à Maurice et aux Caraïbes, des coolies chinois en Malaisie comme en Californie, des Bengalis en Birmanie etc. Sans oublier bien sûr la traite des esclaves dans la période antérieure…
Nous n’en sommes plus là. Avec la fin du « monde européen », nous nous orientons à grands pas vers un monde constitué de nations en quête d’homogénéité et dans lesquelles les minorités ethniques et/ou religieuses sont persécutées. Les Ougandais ont expulsé leur minorité indienne, les communistes vietnamiens ont « purifié » leur pays en chassant métis, Chinois et Hmongs, les Algériens ont poussé au départ les pieds-noirs, les Birmans expulsent les Rohingyas, les Chinois parquent les Ouïghours etc. Notons aussi que la diversité religieuse du Moyen-Orient et de la Turquie en particulier n’est plus qu’un souvenir avec la quasi-disparition des chrétiens d’Orient.
Font exception les terres d’immigration : Europe occidentale, Nouveau Monde anglo-saxon, et dans une moindre mesure Russie et Amérique latine.
André Larané : Fondateur en 2004 de herodote.net, sans doute le meilleur site d’Histoire en langue française, André Larané en dirige la rédaction après une première carrière dans le journalisme scientifique. Passionné d’Histoire depuis la petite enfance, il a suivi une maîtrise d’Histoire à l’Université de Toulouse en parallèle avec des études d’ingénieur à l’École centrale de Lyon (1973-1976). Il a publié chez Flammarion plusieurs manuels d’Histoire, régulièrement réédités : Chronologie universelle, Les grandes dates de l’Histoire de France… Et en octobre 2022, aux éditions L’Artilleur, La France en héritage – Ce que la France a apporté au monde.