Le vin, carburant de la reprise des CHR
Après un épisode covid particulièrement douloureux pour le secteur de l’hôtellerie-restauration, notamment pour les restaurateurs, l’accueil de la clientèle s’effectue enfin en configuration normale depuis le mois de juin (passe sanitaire mis à part). Six mois plus tard, face à une fréquentation qui apparaît encore souvent instable, nombreux sont les professionnels à avoir décidé de faire du vin le pilier de leur reprise d’activité. Plus que jamais.
Il est une catégorie de professionnels qui, à en croire les chiffres révélés au plan national, n’a apparemment pas trop pâti des mesures de confinement liées à la crise sanitaire ces deux dernières années : les cavistes indépendants. En 2020, leur chiffre d’affaires a augmenté de façon importante, parfois avec une hausse à deux chiffres, souvent proche des 20 % ! « Tous les cavistes ne sont pas concernés. Ceux qui fournissent massivement les hôtels et les restaurants ont même plutôt souffert », tempérait Jean Guizard, le président de la Fédération des cavistes indépendants, au début de l’année sur France 3. Tout en admettant que « les gens sont retournés dans les commerces de proximité (…), certains ont vu qu’ils n’étaient pas si chers : pour les cavistes, il existait des tabous autour des tarifs pratiqués. Et ces tabous sont un peu tombés ». En 2021, la tendance semble se confirmer, avec des ventes en hausse, mais également de meilleure qualité. De nouveaux consommateurs ont émergé, qui achètent moins mais se tournent vers de meilleures bouteilles. « À La Réunion, avec le confinement et le couvre-feu, la consommation hors domicile (bars, restaurants…) a été transférée au domicile.
Mécaniquement, les ventes ont augmenté à la fois chez les cavistes et en grande distribution. Mais la hausse de la fréquentation en cave a rimé avec une premiumisation de la demande », confirme David Cailleux, directeur général de Castel-Covino, importateur et distributeur de vin à La Réunion, spécialement dans son réseau de caves Nicolas.
Le conseil booste les ventes
« La période covid a fait évoluer la consommation du vin. Les gens aiment boire mieux, découvrir certaines appellations ou saveurs, et apprécient la dimension de conseil autour du choix de sa bouteille. Cette réalité est palpable, il faut que les restaurateurs en prennent pleinement conscience pour surfer sur la vague et doper leur chiffre d’affaires », estime Cyrille Camilli, formateur de La petite école du vin et professeur au lycée hôtelier de La Renaissance. C’est le cas de Jordane Knab. Apprenti de La petite école du vin, le directeur de l’Ipanéma Café, à l’Hermitage, souhaite non seulement décrocher la mention complémentaire sommellerie à laquelle donne accès la formation, mais également faire progresser le ticket moyen dans l’établissement qu’il gère. « Le vin constitue environ 10 % du chiffre d’affaires. Cela pourrait être beaucoup plus ! Nos capacités de stockage étant réduites, nous devons tabler sur une courte carte éphémère composée de trois références de chaque couleur. Pour en vendre davantage, il est donc indispensable de savoir en parler. D’autant que les clients sont eux-mêmes de plus en plus au fait des caractéristiques des vins. » Mais Cyrille Camilli de nuancer : « Rares sont encore les clients à pouvoir déchiffrer seuls une carte des vins digne de ce nom. Des éclairages et un accompagnement s’avèrent essentiels pour les guider dans leur choix. À La Réunion, les restaurateurs commencent à comprendre que dédier une personne à la vente et au service du vin permet de gonfler le chiffre d’affaires et d’initier un nouveau rapport à la clientèle. C’est l’humain qui vend, pas la carte des vins déposée négligemment sur la table ! »
À l’Ipanéma Café, Jordane se charge désormais en personne de présenter les vins à ses clients. « Ils apprécient car ça montre qu’on leur prête attention, ça dynamise le service, ça crée de la confiance et de la fidélisation. » Résultat, depuis que le jeune responsable applique sur le terrain les connaissances et les consignes distillées pendant la formation, les ventes de vin ont grimpé en flèche dans son établissement.
À La Fabrique, à Saint- Denis, Jehan Colson annonce aussi « de 30 % à 50 % de hausse du chiffre d’affaires sur le vin en fonction de la qualité du sommelier ». Même constat du côté du 6, à Saint-Leu, où le patron Guillaume Leduc souligne que « l’arrivée d’une sommelière a changé la donne ». Ouvert en octobre 2019, son petit restaurant a misé sur une spécialiste du vin dès la moitié de l’année 2020, juste après le confinement. « Nous ne sommes que quatre, mais notre sommelière Johanna est un maillon essentiel de notre organisation, détaille Guillaume Leduc. Nous sommes spécialisés dans les vins nature, qui restent méconnus à La Réunion. Elle est alors au plus près du client pour apporter des explications, parler du vigneron ou des cépages parfois rares, et faire goûter les références. Depuis qu’elle intervient au coeur du service, nous avons quasiment doublé nos ventes de vin ! » Au bout du compte, au 6, le vin représente « 35 % à 40 % du chiffre d’affaires global ». Soit bien plus que la moyenne nationale des restaurateurs, estimée par Opinionway autour de 20 %. Pourtant, chez Guillaume Leduc, le prix des bouteilles ne flambe pas. « Chez nous, toutes les bouteilles sont à 45 euros ! C’est un parti pris. Tous nos verres sont à 8 euros et toutes nos bouteilles à 45 euros. Nous souhaitons que le client vive une expérience culinaire totale, en choisissant le vin adapté (nous faisons goûter tous nos vins avant de valider la commande) et non le tarif d’une bouteille. La marge est plus intéressante sur certaines références que sur d’autres, mais l’équilibre se fait sur les volumes écoulés. »
Sur le vin, les marges dégagées apparaissent absolument vitales pour un restaurant. « La rentabilité d’une enseigne tient à ses ventes de boissons en général, et donc de vin en particulier, résume Cyrille Camilli. Sur le vin, les marges brutes sont importantes car la vente d’une bouteille n’occasionne aucun ou que peu de coûts supplémentaires. Le prix du vin doit être corrélé au prix du menu ou du plat, mais traditionnellement, le coefficient appliqué sur les vins est de 3 par rapport au prix d’achat professionnel. »
Si les professionnels confirment naturellement ces coefficients « entre 2,5 et 3,5 », une rapide comparaison entre les tarifs aperçus en cave ou dans la distribution (supérieurs aux prix professionnels) et ceux pratiqués en restaurant aurait tendance à aller dans le sens de l’enquête publiée par La Revue du vin de France en 2019. Celle-ci pointait, au-delà d’une moyenne de coefficient autour de 3, une tendance de certains restaurateurs à oser des coefficients compris entre 5 et 10 ! « Cela peut même monter jusqu’à 14 sur certains vins au verre tirés de cubis ou sur des rosés conventionnels vendus à la pelle à l’occasion d’événements festifs », avoue un professionnel réunionnais qui préfère rester anonyme.
Taxes, octroi de mer, stockage, verrerie, formation du personnel… Les raisons pour justifier de telles marges sont nombreuses. Mais pas forcément bienvenues d’un point de vue stratégique. C’est en tout cas ce qu’affirment certains spécialistes. « Il faut viser le prix abordable psychologiquement pour le client selon le type d’établissement.
Il est préférable de vendre trois bouteilles à 20 euros que zéro à 60 euros ! D’ailleurs, plus les bouteilles sont de qualité, plus le coefficient diminue pour pouvoir en vendre », analyse Cyrille Camilli.
Interviewé par BFM TV, Fabien Humbert, auteur de l’enquête pour La Revue du vin de France, établit la démonstration suivante : « En mettant les prix moins chers, à x 2 ou x 3, les restaurateurs vont finalement vendre plus de bouteilles, avoir moins de stock. Les clients seront contents et vont revenir ! »

Le vin, au coeur de la stratégie
Ce choix de la démocratisation du vin et de la fidélisation du client par l’expérience oenologique vécue, plusieurs restaurants réunionnais l’ont déjà fait. Parmi eux, La Fabrique, à Saint-Denis. « Le vin a toujours été central depuis que le restaurant a ouvert, voilà maintenant sept ans, raconte le chef et gérant Jehan Colson. Depuis quatre ans environ, j’ai décidé de recruter un sommelier. Ce professionnalisme et cette dynamisation du service ont contribué à améliorer le chiffre d’affaires sur le vin mais, surtout, ont occasionné un nouveau rapport à la clientèle. Un rapport quasiment intime au client s’établit par le vin, la prestation devient personnalisée et haut de gamme. Ce qui engendre de la satisfaction et de la fidélisation, primordiales aujourd’hui dans ce contexte de reprise post-covid en dents de scie. » Sur le long terme, c’est cette expérience client, plus que des marges exagérées, qui permettra d’amortir les investissements réalisés sur la verrerie, la conservation du vin et la formation du personnel. En novembre 2019, Jehan Colson a lancé Les Fabricants. Mitoyenne de son restaurant, cette cave à vins permet de retrouver en particulier les vins servis à sa table. « J’ai eu l’idée d’ouvrir une cave qui me permette de faire rentrer mes propres vins en direct avec les producteurs (donc à moindre coût et avec des références insolites non distribuées à La Réunion) et d’avoir à portée de main un choix pléthorique de bouteilles (850 environ) pour faire plaisir à la clientèle du restaurant en accords mets-vins. On découvre un vin à table, et on peut repartir avec en le trouvant la porte juste à côté : La Fabrique sert en quelque sorte de vitrine aux Fabricants. » Mais il ne s’agit aucunement de la cave du restaurant. Impossible de s’attabler à La Fabrique avec une bouteille issue des Fabricants… La précision est de rigueur, car cette autre stratégie de développement, c’est celle que s’emploie à déployer Emmanuel Michau dans son restaurant Sahaa, à Saint-Paul. Intégrée à la salle, une cave à vins permet depuis quelques mois à la clientèle de l’établissement d’acheter une bouteille au prix caviste, avant de la consommer à table, moyennant un droit de bouchon de 10 euros, quelle que soit la référence, champagne y compris. « Je n’ai plus de carte des vins pour le restaurant ! Juste une ardoise de quelques vins au verre. Il faut constamment faire preuve de pédagogie et expliquer ce concept auquel le client n’est pas habitué », sourit Emmanuel. Déboussolé, le client ne l’est que le temps de se rendre compte qu’il va pouvoir déguster des vins de qualité à un tarif bien moins prohibitif que chez la plupart des concurrents restaurateurs.

« J’applique en cave une marge d’environ 30 % sur le prix auquel je touche les vins, qui concerne la vente à emporter façon caviste traditionnel. Mais, même en y ajoutant les 10 euros sur place, on reste largement en dessous des bouteilles vendues en coefficient 3 sur une table de restaurant classique. » Si les clients du Sahaa s’y retrouvent a priori, qu’en est-il du restaurateur ? L’idée de couper les ailes de la poule aux oeufs d’or que constitue le vin peut paraître audacieuse. Voire contre-productive. « Avec le confinement, le couvre-feu, le passe sanitaire et les investissements pour constituer la cave et les stocks, nous ne vendons pas assez de bouteilles pour nous y retrouver. Pour le moment… Car la réflexion repose sur une stratégie de longue haleine. L’idée est en effet de faire du Sahaa un bar-restaurant à vin, où ce dernier serait valorisé à 360°, à table, en cave, en afterwork, en dégustation et à terme sur le roof top. Je souhaite créer une dynamique globale autour du vin pour faire connaître l’adresse et augmenter la fréquentation. La rentabilité se fera au fur et à mesure, sur les volumes. Plus nous attirerons de clients en démocratisant le vin, plus le chiffre d’affaires de l’établissement progressera mécaniquement. » En attendant, la fréquentation du Sahaa ne permet pas encore de faire fructifier la stratégie du restaurateur. Mais, à l’instar du bon vin, son idée pourrait bien se bonifier avec l’âge…
Début juillet 2021, Wine Paris & Vinexpo Paris a mené une enquête auprès de 1 000 établissements CHR français pour faire le point sur la vente des vins et spiritueux en restauration après la crise covid. Selon le magazine spécialisé L’Hôtellerie-Restauration, il en ressort que « ces boissons ont gardé une place significative dans le chiffre d’affaires des établissements ». Ainsi, 71 % des restaurateurs interrogés ont déclaré que le vin contribue pour une grande part dans le chiffre d’affaires en boissons alcoolisées. Une tendance se confirme, celle du vin au verre. Quatre-vingt-trois pour cent des CHR l’annoncent comme le format le plus commandé. « Globalement, pour 44 % des restaurateurs, la consommation post-crise représente une part quasi identique dans leur chiffre d’affaires par rapport à la période précédant la crise sanitaire », conclut L’Hôtellerie-Restauration. Mais sûrement davantage pour ceux qui ont pris soin de le valoriser.

Hôtels : des caves d’exception
Qui a dit qu’il était difficile d’acheminer et de stocker à La Réunion des bouteilles de vin d’exception ? En juin dernier, le Blue Margouillat, le 5-étoiles de Saint-Leu, a reçu le trophée de lauréat du Tour des Cartes 2021. Soit le 2e prix de ce concours organisé pour la cinquième fois par le magazine Terre de Vins, dans la catégorie restaurants gastronomiques. La carte des vins de la table de cet hôtel-restaurant Relais & Châteaux s’est distinguée parmi celles des quelque 700 établissements participant au concours. De l’autre côté de l’île, le Diana Dea Lodge n’est pas en reste. L’épisode covid a été pour les propriétaires du 5-étoiles de Sainte-Anne (dans les hauts de l’Est) d’investir environ 150 000 euros dans une somptueuse cave des vins flambant neuve, terminée fin 2020. Discrètement installée sous le bar, celle-ci est accessible par un hublot et un escalier en colimaçons qui débouche sur une cave d’exposition de 2 000 bouteilles. « Environ 1 500 bouteilles supplémentaires sont stockées non loin, en cave de vieillissement », précise Bertrand Van Hauw, le directeur de l’établissement. L’envie des propriétaires et de la direction était de créer un « service d’exception » au coeur de l’hôtel. Parrainée par Florent Martin, meilleur sommelier de France 2021, cette cave insolite était en premier lieu destinée à devenir un vecteur de communication et un lieu d’attraction pour la clientèle. Mais elle a également permis de répondre à des problématiques de stockage (« auparavant, le vin était conservé en conteneur réfrigéré ») et de booster l’offre commerciale de manière non négligeable. « Le chiffre d’affaires lié au vin a bondi de près de 50 %, se félicite Bertrand Van Hauw. C’est peut-être en partie dû également au passage en 5-étoiles, mais toujours est-il que nous avons dégagé de ce nouvel axe de développement une réelle valeur ajoutée. » Une valeur ajoutée largement supérieure aux attentes escomptées, d’autant plus que la réussite esthétique de la cave a incité les responsables de l’établissement à y organiser des dîners privatifs en accords mets et vins. « Les recettes additionnelles générées par cette privatisation n’étaient pas planifiées, et constituent un joli bonus dans le chiffre d’affaires du vin, de la restauration et de l’hôtel en général. » Vini, vidi, veci !