L’industrie mauricienne se cherche un avenir
Les producteurs locaux se heurtent à l’étroitesse du marché et peinent à trouver des ouvertures, tout en faisant face à l’invasion de produits importés pas toujours soumis aux mêmes règles. Mais certaines entreprises ont su transformer les difficultés en opportunités.
« Une économie ne peut se développer sans son secteur productif. » C’est Beas Cheekhooree qui le dit et il est bien placé pour le savoir. Car le nouveau président de la Mauritius Export Association (MEXA) est aussi directeur exécutif de Mauritius Chemical & Fertilizer Industry Ltd (MCFI), première productrice locale d’engrais complexes, créée en 1975, à une époque où l’industrie sucrière était fragilisée par les intempéries et lourdement dépendante de l’importation d’engrais. Depuis, le producteur local a su déployer ses ailes et rayonne en Zambie et en Tanzanie.
Bon nombre d’industries mauriciennes ont bâti leur développement sur l’import-substitution, dans certains cas depuis plus de cinquante ans, au moment où l’île Maurice commençait à peine à élargir son tissu industriel. Ces entreprises se heurtent aujourd’hui à l’étroitesse du marché local et peinent à trouver des ouvertures à l’export. Pourtant, les « Domestic Oriented Enterprises » (DOE), comme on les appelle, emploient quelques 55 000 personnes et sont parties prenantes du moteur de la croissance. Le secteur industriel se retrouve plombé par une chute des exportations de 0,8% en 2015 et de 8% en 2016. La croissance n’est pas au rendez-vous et les difficultés s’amoncellent. Les producteurs locaux se trouvent dans une impasse. Ils doivent faire face à l’ouverture de leur marché historique et à une concurrence de plus en plus rude.
DU PROTECTIONNISME À L’OUVERTURE
L’ouverture a eu lieu à partir de 2006 avec l’abolition d’une grande partie des taxes à l’importation. « Nous n’avons pas vu venir et nous n’avons pas pu nous restructurer efficacement », admet Sylvan Oxenham, directeur financier de E.C. Oxenham & Co et président sortant de l’Association of Mauritian Manufacturers (AMM). Son entreprise familiale, fondée en 1932, est spécialisée dans la fabrication de vin à partir d’ingrédients importés. Elle a connu des moments difficiles avant de lentement s’imposer sur le marché. C’est un peu l’histoire de toutes les entreprises ancrées sur le marché local. Au départ, l’industrie de substitution a permis à Maurice de sortir de la misère en créant de l’emploi et en fabriquant sur place ce qui s’importait auparavant à prix élevé : huiles, savons, boissons, chaussures, meu-bles… Cette production a bénéficié durant les années 80 du soutien des autorités, se traduisant par un bonne dose de protectionnisme dont elles ont su profiter. Peut-être même un peu trop… Et lorsque, à la suite des recommandations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les barrières tarifaires se sont abaissées, les vraies difficultés ont commencé. Ajouté à cela, le modèle proposé par la Banque mondiale prône une préférence pour l’export et une évolution vers une économie des services.
« Rien ne nous obligeait cependant à passer de 90% de taxes à l’importation à pratiquement zéro… Maurice s’est ouverte sans que l’on ne mesure vraiment l’impact d’une telle ouverture sur le secteur productif local », regrette Vincent d’Arifat, patron de Precigraph, l’un des leaders de l’imprimerie à Maurice. « Adapt or perish », tel était le mot d’ordre… Il a donc fallu s’adapter, à coup d’investissements et de restructurations, de formation et de mise aux normes, sans oublier l’organisation de coûteuses campagnes de promotion.
PRODUITS IMPORTÉS CONTRE PRODUITS LOCAUX
Le marché local est aujourd’hui inondé de produits importés qui sont venus concurrencer les fabricants locaux. Pire, l’absence de droits de douane sur un grand nombre de ces produits a entraîné une concurrence effrénée difficilement gérable pour une industrie de substitution qui avait pris l’habitude de fonctionner en vase clos. Depuis, quelque 130 entreprises ont fermé leurs portes, mettant 5 000 personnes au chômage. Un nombre incalculable de PME qui opéraient à la périphérie de ces entreprises ont également mis la clé sous le paillasson. Des pans entiers du secteur manufacturier traditionnel et de l’artisanat ont disparu. « Une industrie de substitution qui périclite, c’est toute une chaîne qui se casse, avec les effets que cela provoque », commente Sylvan Oxenham.
« À l’époque, lorsque la zone franche manufacturière a vu le jour, tout était fait pour faciliter les conditions d’opération des producteurs », rappelle Raj Makoond, CEO de Business Mauritius (la voix du secteur privé). Aujourd’hui, cet environnement n’existe plus, notamment au plan fiscal. On peut citer, par exemple, l’imposition de la taxe à valeur ajoutée sur les intrants. Il faut donc une remise à niveau dans le secteur productif, selon le CEO de Business Mauritius. L’Association of Mauritian Manufacturers (AMM), qui regroupe les principaux industriels, monte au créneau. Elle réclame que les règles du jeu soient les mêmes pour tous. En clair, alors que les entreprises locales ont accompli de gros efforts pour se mettre aux normes internationales, y compris en matière d’environnement et de responsabilité sociale, elles ne veulent pas que leurs compétiteurs extérieurs en soient dispensés quand leurs produits atterrissent sur le marché mauricien. « Aujourd’hui, un importateur peut mettre n’importe quel produit sur le marché, tandis qu’un producteur doit attendre des années avant d’avoir le feu vert des autorités », s’insurge Vincent d’Arifat. Les lacunes dans le système ont des répercussions lourdes de conséquences pour les producteurs locaux. L’un d’eux, acteur du secteur agroalimentaire doit lutter contre la « concurrence déloyale » de produits importés jugés « non conformes ». Il a pris l’initiative de faire effectuer des analyses sur un produit concurrent et il affirme que les résultats ont effectivement révélé une non-conformité aux normes. Confrontées aux résultats, les autorités ne se précipitent pas pour agir… « On entend plein de bonnes intentions mais dans l’action, on ne voit rien venir », déplore notre interlocuteur. Amer, il va même plus loin : « S’ils veulent des chômeurs, à ce rythme ils vont en avoir plein et dans pas longtemps. »
LES EXPORTATEURS ONT LA COTE
Il est clair que dans la politique nationale (voir notre article à ce sujet), ce sont les « Export Oriented Enterprises » (EOE) qui ont la cote, comme si production ne rimait qu’avec exportation. Raj Makoond le reconnaît lui-même : « Aucune entreprise ne peut envisager l’avenir sans l’export et je dirai que ceci est valable dans tous les secteurs, que ce soit l’ingénierie, l’agro-industrie, la production bio, le Seafood, les services… » Mais l’avenir réside surtout dans un système qui puisse intégrer l’ensemble des activités productrices, y compris celles des petites et moyennes entreprises et celles qui sont tournées vers le marché local. L’État doit s’impliquer dans la restructuration du secteur productif afin qu’il puisse développer une plus grande masse critique susceptible de pouvoir répondre au grand potentiel des marchés internationaux (africains surtout).
« Il y a une tradition de partenariat entre le privé et l’État qui a permis à nos secteurs productifs de prospérer et à notre économie de progresser. Nous l’avons vu lorsqu’il a fallu négocier les accords avec l’Europe pour exporter notre sucre, dans la mise en place du secteur des services financiers, pour celui des TIC et pour le Seafood Hub », rassure Raj Makoond. Quoi qu’il en soit, on ne peut se permettre de marginaliser les « Domestic Oriented Enterprises » (DOE). Car les elles sont « une garantie pour le secteur productif, au contraire des EOE qui n’hésitent pas à quitter le navire à la moindre alerte », lâche Sylvan Oxenham. Autrement dit, en période de crise, et pas seulement quand ça va mal, les industries tournées exclusivement vers l’exportation n’hésitent pas à délocaliser leurs opérations pour maintenir leur marge de rentabilité et leur productivité. Mais il y a des exceptions notables. RT Knits, entreprise textile, en est une. Elle a choisi de continuer d’exister pleinement à Maurice au lieu d’opter pour la solution « facile » de délocaliser. Parce que la fibre mauricienne de l’entreprise est forte. « Dans le textile, il y a deux choix, soit vous quittez Maurice pour des questions de coûts de production, soit vous restez en vous transformant radicalement », explique Jean Li Wan Po, co-directeur avec Kendall Tang de RT Knits. « Notre secteur d’activité a eu la chance de bénéficier d’accords préférentiels qui ont accompagné notre développement », ajoute Kendall Tang. RT Knits a saisi sa chance et joue aujourd’hui dans la cour des grands.
LE MARCHÉ AFRICAIN : MIRAGE OU RÉALITÉ ?
Le parcours de RT Knits, Enterprise Mauritius (EM) souhaite que tous les producteurs locaux puissent l’accomplir. Le 1er avril dernier, l’organisme de promotion de l’exportation a lancé un programme à l’attention des exportateurs de textile afin de leur faciliter l’acheminement par avion du prêt-à-porter destiné au marché européen (lire notre article à ce sujet). Mais EM mise beaucoup sur l’Afrique et son 1,2 milliard d’habitants, des marchés auxquels les produits mauriciens peuvent accéder grâce à des accords préférentiels à travers des organisations régionales telles que la SADC et le COMESA. Pas de taxes à l’entrée : les opportunités sont bien là pour les produits mauriciens. Arvind Radhakrishna, le CEO d’EM, en est convaincu : « C’est en Afrique que réside l’avenir de notre secteur productif. » Mais là aussi, la dure réalité se rappelle au bon souvenir des producteurs locaux car les conditions à l’export ne sont pas idéales. Le coût et la disponibilité du fret régional ne jouent pas forcément en leur faveur même si les autorités mauriciennes affirment qu’elles ont mis en place toute une batterie de mesures incitatives (lire notre article à ce sujet). « Encore une fois, on a l’impression que c’est taillé sur mesure pour un type d’exportateur seulement », fait ressortir Vincent d’Arifat. L’AMM a choisi de prendre les choses en main. L’association a un projet sur le continent dont l’objectif est d’optimiser la présence des produits « Made in Moris »… « Si nous fabriquons à Maurice et exportons en Afrique, nous ne sommes pas compétitifs. Par contre, si nous avons une plateforme de distribution en Afrique, nous pouvons rayonner sur plusieurs marchés », indique Sylvan Oxenham. L’AMM travaille donc avec Mauritius Freeport Development pour mettre en place un entrepôt dans un pays d’Afrique de l’Est qui servirait de plateforme d’éclatement pour les produits mauriciens dans cette région du continent.
Mais l’export n’est pas le seul enjeu pour une industrie mauricienne qui se cherche un avenir. Pour être plus compétitif, plus innovant, plus durable, le secteur productif local doit introduire un certain nombre de mesures, voire de réformes, qui lui permettront de se projeter dans le XXIe siècle.
L’enjeu énergétique constitue un gros morceau, en matière de dépenses aussi bien que pour l’émergence de nouvelles activités. « Notre potentiel est énorme, mais pour qu’un vrai secteur puisse exister, notre éco-système industriel doit être complètement revu », lâche Raj Makoond. Ce dernier estime l’investissement nécessaire à 10 milliards de roupies (250 millions d’euros), avec des vues sur l’Afrique voisine où les besoins en énergie renouvelable sont très importants et où le savoir-faire mauricien s’est déjà distingué dans la biomasse.
TRANSFORMER LES DIFFICULTÉS EN OPPORTUNITÉS
« Tout dépendra de la volonté politique, lâche, réaliste, Vincent d’Arifat. C’est vrai qu’il y a une vision qui a été énoncée à l’horizon 2030, mais nous avons l’impression que son application se fait par petits morceaux »… Pour le patron de Precigraph comme pour ses confrères industriels, une chose est claire : on ne peut pas se contenter de faire des projections sur dix ans en laissant les problèmes de tous le jours se régler d’eux-mêmes. Aux institutions la vision, aux industriels l’action. Afin de préparer au mieux l’avenir, RT Knits a déjà mis en place des solutions durables à échelle humaine. L’entreprise a su transformer les difficultés en opportunités. Pour réduire le coût de l’énergie, elle dispose de ses propres solutions vertes : le soleil pour l’éclairage et l’eau chaude, le vent pour un système de ventilation per-mettant l’évacuation des poussières, le recyclage pour les déchets et les eaux usées. Des solutions développées en interne par une équipe de chercheurs et d’ingénieurs. L’industrie mauricienne de demain est déjà là…
Si la voie de l’énergie durable et de l’économie d’énergie est déjà ouverte, l’avenir réside aussi et surtout dans… l’humain. « La formation a un impact important sur la compétitivité des entreprises manufacturières. Le contexte international fait que l’industrie doit constamment introduire de nouvelles technologies, réorganiser ses structures de production et miser sur la faculté de sa main d’œuvre à s’adapter », souligne Vikram Gowd, responsable du département Industrie au Board of Investment (BOI). Pour lui, le projet du gouvernement de créer trois écoles polytechniques est le bienvenu dans la conjoncture actuelle.
L’AVENIR APPARTIENT À LA ROBOTIQUE ET AU DIGITAL
Demain, ce ne sera plus forcément le nouveau produit qui fera sensation mais la valeur ajoutée au produit classique, la qualité du matériau de base, comme on le voit déjà chez les producteurs européens, ceux de la maroquinerie, par exemple. L’avenir appartient aussi à la robotique et au digital. Et cela les industriels l’ont compris mieux et avant quiconque, comme le fait ressortir Vikram Gowd. « La transition des entreprises mauriciennes vers le high-tech et la robotisation est déjà en marche, même si cela se fait à une plus petite échelle que dans les grandes économies industrialisées comme l’Allemagne, le Japon ou les Etats-Unis. »
Les entreprises ont investi aussi bien dans les équipements que dans l’humain, avec une adaptation systématique aux nouvelles technologies, et un investissement important consenti dans les TIC, mais aussi dans la création de nouveaux postes et la mise en place de programmes de formation. En somme, une nouvelle « race » de travailleurs est en train de voir le jour dans le secteur productif. Malgré les difficultés, les en-treprises mauriciennes continuent résolument leur marche en avant. « Je crois dans l’avenir », martèle Vincent d’Arifat. Pour le patron de Precigraph, Maurice a plus que jamais besoin de son secteur productif. « Pour progresser, il nous faut des industriels et des producteurs, pas seulement des comptables et des informaticiens. »
Le groupe suisse, leader mondial dans le contrôle, la vérification, l’analyse et la certification, est implanté depuis 1982 à Maurice où il a créé en 1988 son premier laboratoire. Aujourd’hui, il en compte quatre qui fournissent des tests dans le textile, l’agroalimentaire, l’environnement et les hydrocarbures (pétrole et lubrifiants). Ce sont les premiers laboratoires à être accrédités aux normes ISO / CEI 17025: 2005. En 2016, SGS Mauritius a lancé son département Industrie. Il propose des services d’inspection et de contrôle aux différents acteurs de l’industrie. Dans la région, le centre mauricien est en charge d’un important site minier à Madagascar. Pour cela, il a engagé de gros investissements dans des équipements de haute technologie. Ces services comprennent l’inspection technique d’unités de production en construction, en marche ou à l’arrêt, des inspections périodiques et des contrôles non destructifs (supervision et contrôle régulier de réservoirs). Par exemple, SGS vérifie que la quantité de fioul commandée est bien celle qui est expédiée. Son inspecteur dédié est d’ailleurs accrédité aux normes API 510 et 653.
AYMERIC DOOKUN : « DIFFICILE D’EXPORTER QUAND CHAQUE PAYS A SES PROPRES EXIGENCES »
Son groupe familial, Deramann, dont il est Chief Marketing Officer, travaille notamment sous licence de l’Américain Kimberly-Clark et a bien évolué depuis les années 60 dans le contexte favorable de l’import-substitution. Mais aujourd’hui, il se sent concurrencé tous azi-muts et peine à trouver des débouchés à l’export. « Il est vrai que le pays s’est ouvert et que le marché a grossi en même temps, mais rien n’explique que nous soyons passés de 45% à 15% de taxes. Nous essayons bien d’exporter nos papiers transformés vers La Réunion, Madagascar ou les Seychelles, mais le continent africain dont on parle tant reste difficile d’accès pour de petits industriels comme nous. Prenez l’exemple d’une pâte dentifrice que nous produisons ici, je veux bien l’exporter en Afrique et bénéficier des avantages du COMESA ou de la SADC, mais comment faire quand un pays impose certaines obligations sur le packaging, différentes de ce que demande un autre pays. » Un contexte d’autant plus difficile que les multinationales profitent des accords préférentiels, au sein des organisations régionales, pour exporter des produits semi finis qui sont conditionnés sur place pour être parfois exportés dans la même zone. JR
Pour le directeur régional de l’Association française de normalisation (AFNOR), le secteur industriel connaît peu de contraintes locales imposées par l’État. « Je peux citer par exemple la production de barres de fer qui est assez contrôlée car ces matériaux sont employés dans le BTP, mais c’est à peu près tout. En revanche, la démarche de certification se fait de plus en plus à l’initiative des industriels locaux pour gagner en qualité et en image de marque sur le marché local mais aussi pour s’imposer sur le marché international. » L’AFNOR, dont le bureau régional est à Maurice, y gère une centaine de clients dans tous les secteurs d’activité. Dimitri Schaub cite l’exemple du groupe « eclosia » qui a pris l’initiative de labelliser ses partenaires. « Nous avons travaillé sur l’élaboration du label Star Ponte pour le proposer aux petits producteurs locaux qui fournissent eclosia. Une douzaine de producteurs sont visés par ce label qui certifie la traçabilité des produits et apporte ainsi de la sécurité aux consommateurs. Toutes les parties sont gagnantes. » De tels exemples sont encore rares, mais la donne est en train de changer. « La plupart des labellisations en cours sont engagées afin de répondre aux exigences des marchés internationaux. En revanche, la démarche volontaire visant à attaquer des marchés à l’extérieur, à commencer par la région proche, est encore trop timide. »