« L’intelligence artificielle au service du contrôle social n’est pas un risque mais une réalité »
Spécialiste de la science des données, le Québécois Gérard Pelletier attire l’attention sur la fulgurance de la révolution 4.0 en cours et les bouleversements qu’elle amène, tout en s’inquiétant des risques qu’elle fait peser sur les libertés publiques.
L’Éco austral : En quoi la révolution industrielle 4.0 est-elle plus importante que les révolutions numériques précédentes ?
Gérard Pelletier : Tout s’accélère, la puissance des machines est déjà supérieure à celle de la décennie précédente, la courbe est exponentielle. La richesse n’est plus dans les gisements de pétrole, mais dans les gisements de données. La révolution 4.0 va faire disparaître de nombreux métiers intermédiaires et créer beaucoup d’emplois, hyperspécialisés ou très peu. Les données, il faut les trouver, les évaluer, les vérifier, les hiérarchiser. Les emplois sont là. Il faut comprendre la révolution en cours, pour se transformer et y préparer ses ressources humaines, ou disparaître.
Quelles seront les conséquences de cette révolution sur notre vie quotidienne ?
La science des données conduit à une « netflixisation » de l’économie. On est capable de vous proposer des produits et des services qui répondent exactement à vos goûts, sans que vous ne les demandiez. Les algorithmes savent répartir en une trentaine de groupes un millier d’utilisateurs de Twitter. FaceBook vous connaît mieux que votre compagne, et que vous-même, si vous avez déjà cliqué 25 fois sur « j’aime » ou « je n’aime pas ». Même le président de Microsoft s’en inquiète : il estimait récemment que le roman 1984 de George Orwell pourrait devenir une réalité dès 2024. On passe de l’Internet des objets à l’Internet des comportements. Les applications de l’intelligence artificielle concernent tous les domaines. Les compagnies d’assurance maladie sauront bientôt surveiller votre forme physique et la qualité de votre alimentation pour adapter le niveau de vos primes…
L’intelligence artificielle ne constitue-t-elle pas un risque si des États l’utilisent à des fins de contrôle social ?
Ce n’est plus un risque, mais une réalité. On a franchi un seuil, rien n’interdit aux gouvernements d’utiliser les données qu’ils collectent en masse, notamment depuis le début de la crise sanitaire. La Chine utilise déjà largement la technologie de la reconnaissance faciale dans l’espace public. Et ne croyez pas que vous y échapperez en portant un masque et un bonnet, les algorithmes savent aussi vous reconnaître à votre façon de marcher, qui est propre à chaque individu… Des pays comme Israël développent des drones militaires autonomes, de véritables robots tueurs capables de prendre des décisions sans contrôle humain. Elon Musk (cofondateur et dirigeant de Tesla – NDLR) considère l’intelligence artificielle comme « plus dangereuse que les ogives nucléaires ». Ses dangers commencent à être pointés du doigt par l’ONU ou certains États, notamment en Europe du Nord, mais aucune réglementation n’est en cours d’élaboration à ma connaissance.
Quels sont, tout de même, les points positifs de la révolution numérique en cours ?
L’hyper automatisation aura l’avantage de remplacer les emplois les plus répétitifs. L’intelligence artificielle aura aussi de nombreuses applications dans le domaine médical. Quand un ordinateur aura en mémoire des données sur des centaines de milliers de cas de cancers du cerveau, il saura détecter en une fraction de seconde l’absence ou l’existence d’un risque, sur la base d’une radio, par exemple.
Après la révolution 4.0, à quelle suite faut-il s’attendre ?
La révolution 4.0 préfigure la suivante, celle de l’informatique quantique. Les premiers ordinateurs de ce genre sont à l’essai. Dans cinq à dix ans, leur puissance de calcul sera telle qu’ils sauront lire tous les livres de toutes les bibliothèques du monde en une fraction de seconde. Tous les mots de passe, tous les codes secrets pourront être forcés instantanément. À tel point que les gouvernements eux-mêmes commencent à s’en préoccuper !
Gérard Pelletier est également l’éditeur du Lexique français de l’intelligence artificielle et animateur de DataFranca (voir L’Éco austral n°361), réseau qui prône la francophonie économique et la francisation des termes de l’intelligence artificielle – plus de 4 000 sont déjà disponibles – dans un contexte d’anglicisation galopante (https://datafranca. org/wiki/accueil). Il cherche en même temps à vulgariser la science des données « pour aider les gens à comprendre ce qui arrive et faire en sorte que les populations francophones ne soient pas de simples spectateurs de la révolution 4.0 ».