Pourquoi l’Afrique rejette-t-elle la démocratie ?
L’Afrique, et d’abord l’Afrique francophone, rejette la démocratie parce que, plus de trois décennies après l’injonction qui lui fut faite par François Mitterrand lors du « discours de La Baule » le 20 juin 1990, la démocratie qu’il postulait être le remède aux maux du continent n’y a apporté ni développement économique ni stabilité politique, et encore moins sécurité. L’avenir dira si ces pays auront tiré bénéfice du rejet de ce modèle politique à prétention universaliste.
Durant trois décennies, de 1960 à 1990, appuyés par la France, les responsables africains de l’ancien empire français eurent une priorité qui était la constitution de l’État, ce qui se fit à travers le « raccourci autoritaire », le parti unique s’identifiant à l’État en construction. Les rapports de force ethniques se firent alors à l’intérieur du monopartisme. Si un minimum de stabilité domina, en revanche, le développement postulé être l’horizon indépassable suivant les critères occidentaux ne suivit pas.
Lors de la Conférence franco-africaine de La Baule, tirant les leçons des échecs économiques et sociaux de l’Afrique, François Mitterrand déclara que c’était le déficit de démocratie qui avait empêché le continent de se « développer ». En conséquence de quoi, il conditionna l’aide de la France à l’introduction du multipartisme. Le résultat fut que toute l’Afrique francophone connut une cascade de crises et de guerres, le multipartisme y exacerbant l’ethnisme et le tribalisme jusque-là contenus et canalisés dans le parti unique. Avec pour résultat le triomphe de l’ethno-mathématique électorale, les ethnies les plus nombreuses l’emportant dans les urnes sur les moins nombreuses.
Le « one man, one vote » provoque le chaos
Comment avait-on pu croire qu’il était possible de transposer la démocratie parlementaire en Afrique alors que l’idée de Nation n’y est pas la même qu’en Europe ? Dans un cas, l’ordre social repose sur des individus, dans l’autre, sur des groupes. Or si le principe du « one man, one vote », sur lequel est fondée la démocratie majoritaire, est pertinent dans des sociétés homogènes et individualistes, comme celles des États-nations d’Europe occidentale, il ne l’est à l’évidence pas dans les sociétés africaines où les définitions sont communautaires et hétérogènes, et où l’alternance politique est bloquée par l’ethno-mathématique électorale.
D’où des guerres que la démocratie est par nature incapable de régler car elle en est souvent le déclencheur… Des conflits qui sont le plus souvent des résurgences inscrites dans la longue durée africaine. Quelques exemples :
– Les guerres du Tchad qui éclatèrent dès les années 1960, donc quatre décennies avant la découverte et la mise en exploitation du pétrole, étaient clairement la reprise de conflits séculaires inscrits dans le continuum historique des rapports entre nomades nordistes et sédentaires sudistes.
– Les guerres de Sierra Leone, du Liberia, du Kivu ou de l’Ituri n’eurent pas pour origine le contrôle des diamants, du bois ou du coltan. Ce furent en effet, et une fois encore, des conflits ethniques qui prirent de l’ampleur pour ensuite, mais seulement ensuite, s’autofinancer avec les diamants, le bois et le coltan. Ainsi, en RDC : « Il n’existe pas de corrélation entre les zones d’extraction de diamants et celles où les rébellions se sont formées. En 2005, des rebelles ont pris les armes au Nord-Ouest, où il n’y a pas de diamants, alors qu’il n’y a eu aucune activité insurrectionnelle dans le Sud-Ouest, pourtant riche en diamants » (1).
– Nous avons déjà démontré que la guerre du Mali qui a débordé sur le Niger et le Burkina Faso n’était pas un conflit à l’origine religieux, mais la quatrième résurgence postcoloniale d’une revendication ethno-politique des Touareg qui n’acceptaient plus d’être considérés comme des sous-citoyens par les sédentaires noirs sudistes qui étaient leurs tributaires avant la colonisation. Puis, dans un second temps, avec opportunisme, les islamistes se sont ensuite insérés dans ce conflit pour le faire changer de nature.
– Dans les exemples cités, les effets secondaires étant des surinfections de plaies ethno-politiques séculaires (2), la démocratie est bien évidemment incapable de les cautériser. Quand elle n’en est pas la cause ou un facteur aggravant.
Si la démocratie électorale a échoué à régler les conflits africains, c’est en raison de l’inadéquation entre des réalités socio-politiques communautaires enracinées et un système politique importé à base individualiste.
Comment le greffon démocratique européen aurait-il pu prendre en Afrique où, traditionnellement, l’autorité ne se partage pas, où la séparation des pouvoirs est inconnue, où les chefs détenaient à travers leur personne à la fois l’auctoritas et la potestas ?
Comment a-t-on pu faire croire aux Africains que la transposition de la démocratie occidentale était possible sans qu’auparavant il ait été réfléchi à la création de contre-pouvoirs, au mode de représentation et d’association au gouvernement des peuples minoritaires condamnés par l’ethno-mathématique électorale à être pour l’éternité écartés du pouvoir ? En effet, comme les élections africaines sont le plus souvent des sondages ethniques grandeur nature, elles permettent donc aux peuples démographiquement dominants d’échapper à l’alternance politique qui est pourtant un pilier du système démocratique. Le principe majoritaire est violé dès le départ puisque les élections servent de paravent légal au maintien au pouvoir des peuples les plus nombreux. Voilà identifiée la cause de la plupart des guerres africaines. À cet égard, l’exemple du Sahel est parlant (5). Ici, comme ils sont minoritaires, les nordistes, qui, dans la société précoloniale étaient les dominants, sont aujourd’hui exclus du pouvoir par les urnes. Pour eux, la « solution » électorale n’est donc qu’une farce puisqu’elle ne fait que confirmer à chaque scrutin les pourcentages ethniques, légitimant ainsi le pouvoir de ceux dont les femmes sont les plus fécondes. Plus encore, et nous sommes là en présence d’un tragique paradoxe puisque, à l’issue de certaines de ces guerres, les principes démocratiques, au nom desquels elles furent déclenchées, se retrouvent totalement bafoués.
Le diktat démocratique ayant donc largement échoué, voilà pourquoi certains pays comme le Mali, le Burkina Faso, la Guinée, le Tchad, la Centrafrique ou encore le Niger se tournent désormais vers des pouvoirs autoritaires, régulièrement militaires, tournant ainsi le dos à l’impératif de la « bonne gouvernance » et tout en cherchant des modèles et des soutiens ailleurs que parmi les démocraties occidentales. Nous assistons là, à la fois à la fin d’un cycle et à un changement de paradigme.
Un grand basculement est donc en cours en Afrique. Face à lui, les dirigeants européens, mais surtout français ont le choix entre deux options :
Soit ne pas dévier de la ligne idéologique officielle et continuer à camper sur le préalable démocratique, ce qui relèverait d’une forme d’autisme politique et serait perçu en Afrique comme un véritable impérialisme idéologique.
Soit prendre en compte avec réalisme les nouvelles orientations et aspirations du continent, ce qui passe par la fin de leur prétention à l’universalisme démocratique et sociétal.
(1) Rapport Afrique de Crisis Group n°167, 16 décembre 2010, p. 16.
(2) La colonisation a naturellement eu des conséquences sur la stabilité africaine, ne serait-ce qu’en raison de la question des frontières. Or, là encore, en quoi des élections pourraient-elles résoudre des conflits nés de tracés frontaliers coupant des peuples ou bien, tout au contraire, ras-semblant tout aussi artificiellement des entités ethniques ou tribales historique-ment opposées ?
(3) Voilà pourquoi, adoubés par les Occidentaux, les politiciens rentrant d’exil ne représentent qu’eux-mêmes et non les vraies forces du pays.
(4) Voir à ce sujet mon livre Histoire de la Libye des origines à nos jours, Ellipses 2022.
(5) Voir à ce sujet mon livre Histoire du Sahel des origines à nos jours, Le Rocher, 2023
(6) Voir à ce sujet mon livre Rwanda, un génocide en questions, Le Rocher, 2017.
(7) Le PARMEHUTU avant 1973, puis le MRND après 1975.
Le cas de la Libye : Le constat d’échec de la démocratie ne se limite pas à l’Afrique sud-saharienne. Ainsi, en Libye où, depuis 2011, après y avoir provoqué le chaos, la France, ses alliés de l’Otan et ses partenaires de l’UE prétendent reconstruire le pays à partir d’un préalable élec-toral qui se heurte de front au système politico-tribal (3). Groupées en çoff (alliances ou confédérations), les tribus libyennes ont en effet leurs propres règles internes de fonctionnement qui ne coïncident pas avec la démocratie occidentale individualiste fondée sur le « one man, one vote ».
Alors qu’ici, la priorité est à la reconstruction de l’État à partir du réel communautaire, les Occidentaux postulent tout au contraire que des élections vont permettre de dégager un consensus « national » entre les factions libyennes. Comment peut-on à ce point négliger à la fois le réel et les leçons d’un passé récent ? En effet, en 2012 et en 2014, trois élections furent organisées en Libye. Or, au lieu de créer un consensus national, elles ont tout au contraire accentué les divisions, élargi le fossé entre Tripolitaine et Cyrénaïque, provoqué une guerre civile à l’intérieur de la guerre civile, et permis l’immixtion de la Russie et de la Turquie (4).
Le cas tragique du Rwanda (6) : Au Rwanda, en 1959, au nom de la démocratie, une révo-lution déclenchée puis encadrée par la Belgique et par l’Église catholique eut pour conséquence l’abolition de la monarchie. Les Tutsi (10 % de la population) cédèrent alors le pouvoir aux Hutu (90 % de la population). Mais, le 1er octobre 1990, les descendants de ceux des Tutsi qui avaient émigré attaquèrent le Rwanda à partir de l’Ouganda. Sous la pression de la France, le président hutu Habyarimana fut alors contraint d’accepter le mul-tipartisme postulé être la solution au conflit. Or, tout au contraire, ce système fit remonter au grand jour les profondes fractures de la société rwandaises jusque-là engerbées au sein du parti unique (7).
Le résultat fut une atroce guerre civile, suivie du gé-nocide de 1994, à l’issue duquel les Tutsi du général Kagamé, qui n’étaient pourtant toujours que 10 % de la population, reprirent par les armes un pouvoir perdu par les urnes trois décennies auparavant.
Ici, la démocratie a donc initialement provoqué le chaos pour aboutir finalement au rétablissement de la situa-tion « dictatoriale » antérieure… au prix d’un génocide et de la déstabilisation de toute la région des Grands Lacs et du Kivu.
Le recours à la Russie : Lassés du diktat démocratique occidental et des injonctions moralisantes et sociétales (mariage homosexuel, singularités LGBT, théorie du Genre, etc.), les Africains sont actuellement de plus en plus nombreux à voir la démarche russe avec sympathie. D’autant plus que, et la Russie ne se prive pas de le répéter, comme elle n’a pas de passé colonial, elle ne s’est jamais autorisée à imposer au continent des impératifs sociétaux, politiques ou économiques. Tout au contraire, hier, l’URSS a aidé les luttes de libération et, aujourd’hui, la Russie engage les pays africains à se libérer des ultimes « survivances coloniales », donc du modèle démocratique occidental qui en serait un avatar.
Ce faisant, la Russie a donc très exactement pris le contre-pied de ce que proposa François Mitterrand en 1990 lors de la conférence de La Baule. À la différence du président français, elle considère ainsi que la cause des blocages de l’Afrique n’est pas le manque de démocratie, mais son instabilité politique largement provoquée par cette même démocratie… Le 24 janvier 2019, dans son discours prononcé à Sotchi, lors de la clôture du sommet russo-africain, Vladimir Poutine a ainsi pointé les conséquences de l’emballement démocratique en faisant remarquer que : « Plusieurs pays sont confrontés aux conséquences des printemps arabes. Résultat, toute l’Afrique du Nord est déstabilisée. »
L’auteur : Bernard Lugan : Historien français spécialiste de l’Afrique où il a ensei-gné durant de nombreuses années, Bernard Lugan
est l’auteur d’une multi-tude d’ouvrages dont une monumentale Histoire de l’Afrique. Et il vient de réédi-ter son Histoire de l’Afrique du Sud. Il a été professeur à l’École de guerre, à Paris, et a enseigné aux écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan.
Il a été conférencier à l’Institut des hautes études de défense national (IHEDN) et expert auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda-ONU (TPIR). Il édite par Internet la publication mensuelle L’Afrique Réelle.