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Charles Giblain, fondateur et dirigeant de Bionexx : « Il y a déjà, aux Etats-Unis, des cliniques spécialisées qui utilisent de l’artémisinine dans des traitements alternatifs du cancer. »
Madagascar

Production d’ « artemisia annua » et d’artémisinine : Madagascar joue dans la cour des grands

Jusqu’en 2004 et la création de Bionexx dans la Grande Île par le Français Charles Giblain, la production d’artemisia annua et d’artémisinine (la molécule qui en est extraite) était une affaire strictement chinoise. Aujourd’hui, Bionexx figure au Top 5 mondial des producteurs d’une molécule qui permet de fabriquer des antipaludéens, mais aussi des anti-cancéreux. Sans compter que l’artemisia annua semble se révéler efficace contre la covid-19. Autant de raisons d’interroger Charles Giblain sur cette aventure et sur les perspectives qui se dessinent.

Charles Giblain, fondateur et dirigeant de Bionexx : « Il y a déjà, aux Etats-Unis, des cliniques spécialisées qui utilisent de l’artémisinine dans des traitements alternatifs du cancer. »
Charles Giblain, fondateur et dirigeant de Bionexx : « Il y a déjà, aux Etats-Unis, des cliniques spécialisées qui utilisent de l’artémisinine dans des traitements alternatifs du cancer. »

L’Éco austral : Votre entreprise Bionexx est le principal producteur d’artemisia annua à Madagascar. Vous jouez donc un rôle majeur en fournissant cette matière première qui, associée à d’autres plantes médicinales, entre dans la composition de la Covid Organics dont on parle beaucoup. Que pensez-vous de ce médicament ? 
Charles Giblain
: Je suis effectivement partie prenante comme fournisseur de matière première, mais c'est l’Institut malgache de recherches appliquées (IMRA) qui parraine la première étape de ce projet. Je suis à titre personnel convaincu que les tisanes d'artemisia peuvent avoir un effet bénéfique et préventif, mais pas seulement face à la covid-19. Par ailleurs, comme vous avez pu le lire, l'initiative du président de la République de Madagascar dépasse l'utilisation de tisanes. Son projet est ambitieux et des essais cliniques vont être réalisés. Placer un peu plus le curseur sur la médecine traditionnelle, c’est une bonne chose. Mais je pense qu'il est préférable à ce stade d'être prudent sur la communication. 

Vous avez créé Bionexx en 2004 et mis en place un réseau d’agriculteurs malgaches qui produisent de l’artemisia annua. Quel est le total de surfaces cultivées et quel est le volume de production ? 
Parler de surface, c’est assez difficile car nous traitons avec 16 000 paysans, ce qui représente 16 000 parcelles, et nous signons un contrat avec chacun d’entre eux. On fait plutôt des estimations par rapport à la distribution de 150 millions de plantules (jeunes pousses – NDLR) à ces paysans. Comme nous préconisons une certaine densité de repiquage par hectare, on peut estimer la surface totale cultivée en artemisia annua à 5 000 hectares. De quoi fournir 2 500 tonnes de matière sèche. 

Comment pouvez-vous vérifier que vos préconisations sont suivies ? 
Nous ne passons par aucune organisation intermédiaire. Comme je viens de le dire, nous signons en direct des contrats individuels avec les 16 000 paysans. Pour le suivi sur le terrain, nous avons une centaine de techniciens qui encadrent des paysans relais qui distribuent les plantules et encadrent les producteurs. 

Est-ce facile de convaincre les paysans malgaches d’opter pour cette culture ? Et avez-vous une marge de progression importante ? 
On ne peut pas dire que ça soit facile de convaincre les paysans, mais nous avons tenu nos engagements et avons une bonne réputation. De quoi rassurer. Quand un paysan plante du riz, il peut toujours le manger s’il ne le vend pas. Ce n’est pas le cas avec l’artemisia. […] Le paysan doit donc nous faire confiance. La marge de progression est importante car Madagascar reste un pays agricole à 80 % et l’artemisia annua est une bonne source de revenus pour les paysans face à d’autres cultures comme le tabac ou le houblon. Ce qui nous permet d’avoir l’ambition d’atteindre les 4 000 tonnes de matière sèche en 2020. Cela passe par l’augmentation du nombre de paysans, mais aussi par l’augmentation des rendements. L’artemisia annua est une plante qui réagit très bien aux attentions qu’on lui porte, notamment l’irrigation. On peut facilement tripler un rendement et notre centaine de techniciens est là pour faciliter les progrès. La difficulté est de s’adapter à des conditions différentes car les cultures s’étendent de Tananarive à Tuléar. II faut adapter les modes de culture. À Tuléar, où il fait plus chaud et où il y a de bonnes terres, ça pousse mieux, à condition d’avoir de l’eau. 

En lançant la production d’artemisia annua, vous aviez l’ambition de produire aussi de l’artémisinine, la molécule tirée de la plante, et de dégager ainsi plus de valeur ajoutée. Avez-vous atteint cet objectif et l’entreprise est-elle rentable aujourd’hui ? 
Nous avons atteint cet objectif et nous figurons au Top 5 mondial des producteurs d’artémisinine. Il faut savoir qu’il y a huit producteurs significatifs et qu’ils sont tous chinois, à l’exception de Bionexx. En clair, Madagascar détient 15 % de parts de marché et la Chine 85 %. Nous sommes à l’équilibre après avoir investi plus de 20 millions d’euros depuis notre lancement en 2004. C’est encourageant car, dans notre Business Model, les coûts variables sont faibles. Ce sont les coûts fixes qui priment nettement et lorsque le point mort est atteint, on peut envisager des profits sur une courbe ascendante. 

 

L’artemisia annua, armoise annuelle ou absinthe chinoise (en chinois qinghao), est une plante aromatique connue depuis plus de 2000 ans pour son action contre la fièvre récurrente.
L’artemisia annua, armoise annuelle ou absinthe chinoise (en chinois qinghao), est une plante aromatique connue depuis plus de 2000 ans pour son action contre la fièvre récurrente.  ©Droits réservés
 

Quinze ans pour atteindre le point mort, c’est beaucoup. On ne peut pas dire que le marché de l’artémisinine soit très juteux. Quels sont vos clients et quels sont les prix du marché ? 
L’artémisinine ou ses dérivés servent à la fabrication d’ACT (Artemisinin-based Combination Therapy – NDLR) utilisés dans la prévention et le traitement du paludisme qui est une maladie de pauvres. Une dose d’adulte est vendue dans les 60 centimes d’euro. Rien à voir avec les applications anti-cancéreuses qui peuvent se vendre 30 000 euros. Le marché mondial a beaucoup évolué depuis la création de Bionexx en 2004. À l’époque, Novartis et Sanofi pesaient 70 %. Aujourd’hui, ce sont des groupes indiens qui dominent, à 90 %. Ce sont eux nos clients. Et les prix fluctuent en fonction de l’offre et de la demande. On est passé de 700 dollars le kilo d’artémisinine en 2012 à 150 dollars fin 2018 en raison d’une sur-offre. Et nous avons des concurrents qui ont disparu. Depuis 2019, les prix remontent et je reste confiant car l’artémisinine est une molécule prometteuse qui, outre le paludisme, donne des résultats contre le cancer. 

Nous allons y revenir. Mais avant, pouvez-vous préciser quel volume d’artémisinine vous produisez à partir de 2 500 tonnes de matière sèche d’artemisia annua ? 
Cela donne une production de 25 tonnes d’artémisinine. Ce qui veut dire qu’on extrait 1 % d’artémisinine à partir de l’artemisia annua. 

Est-ce la même chose pour vos concurrents chinois ? 
Oui. Il arrive même qu’ils soient meilleurs dans certaines régions. Quand Bionexx a vu le jour, les rendements en Chine étaient inférieurs car il y avait de la collecte sauvage pour répondre à une forte demande mondiale. Mais ils ont su s’organiser et ont réalisé de gros progrès. 

Dans ces conditions, quels sont vos avantages concurrentiels ? 
À Madagascar, nous avons des coûts inférieurs pour la production de la matière première, l’artemisia annua, et nous avons une technologie d’extraction et de purification plus efficiente. II ne faut pas oublier que c’est un actif pharmaceutique que nous vendons. C’est compliqué d’atteindre de bons rendements dans la purification. C’est de la chimie fine et nous avons notre laboratoire de contrôle. 

En 2001, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) voyait dans l’artémisinine le plus grand espoir mondial contre le paludisme. Mais en 2007, ses États membres ont adopté une motion qui appelait à un retrait progressif des monothérapies à base d’artémisinine par voie orale en raison d’un risque de résistance. Où en sommes-nous aujourd’hui ? 
Cet appel à la discipline de l’OMS a été respecté. Il se justifiait car en Asie du Sud-Est, il y a eu des cas de récidive de paludisme à cause de monothérapies. Aujourd’hui, la solution, ce sont les ACT qui associent une autre molécule à l’artémisinine. Pour comprendre, on peu dire que l’artémisinine a un effet « coup de poing » contre 80 % des parasites (*) et le reste, c’est la molécule d’accompagnement qui s’en charge. 

Un documentaire de France 24 s’est montré très critique vis-à-vis de l’OMS et évoque des enjeux financiers qui expliquerait une offensive contre l’artemisia annua et l’artémisinine. Qu’en pensez- vous ? 
J’ai été interviewé lors de la réalisation de ce documentaire dont il existe une version courte et une version longue. Mais j’ai été un peu déçu par le résultat car il me semble que c’est vraiment à charge, et de manière très discutable. Croire qu’on va éradiquer le paludisme avec des tisanes, c’est naïf. Quand un enfant de 5 ans est atteint, vous n’allez pas lui faire boire trois ou quatre litres d’une tisane amère par jour. Ce n’est pas réaliste. Il faut une approche médicamenteuse et il existe d’ailleurs des ACT élaborés pour les enfants. 

Le professeur français Didier Raoult préconise un antipaludéen, la chloroquine, contre la covid-19. Plus précisément, il s’agit d’associer de l’hydroxychloroquine à de l’azithromycine (un antibiotique) et à du zinc. Beaucoup de médecins dans le monde ont prescrit ce protocole et témoignent de son efficacité. Il semblerait que la chloroquine soit une molécule proche de l’artémisinine. Qu’en pensez-vous ? 
C’est vrai. La seule différence, c’est que la chloroquine a beaucoup plus d’effets secondaires. 

Plusieurs études ont montré l’efficacité de l’artémisinine dans le traitement des cancers, en particulier les cancers du poumon, en la combinant avec du fer. Cela représente un énorme espoir alors que la chimiothérapie enregistre des résultats médiocres. Et c’est aussi un gros potentiel de développement pour votre entreprise. Mais pourrez-vous tirer votre épingle du jeu face aux poids lourds de l’industrie pharmaceutique ? 
Chacun va demeurer à sa place. Nous n’avons pas les moyens d’investir 500 millions ou un milliard de dollars pour produire un anti- cancéreux. Nous, nous allons fournir de l’artémisinine ou des dérivés semi-synthétiques, qui sont plus liposolubles ou hydrosolubles, tels que la dihydroartémisinine, l'artésunate ou l'artéméther. Il y a déjà, aux Etats-Unis, des cliniques spécialisées qui utilisent de l’artémisinine dans des traitements alternatifs du cancer. On trouve aussi sur le marché américain des gélules pour les cancers du chat et du chien. Outre les centaines d’études qui ont été réalisées à ce jour, il y a 24 essais cliniques en cours, dans le monde, sur des tas de thérapies. 

(*) Le paludisme se caractérise par des parasites inoculés dans le sang par un moustique. 

Traitement massif aux Comores 
Une expérience à l’échelle de tout un pays a été menée depuis 2007 auprès de la population comorienne en lui proposant un médicament élaboré par la Chinoise Tu Youyou, prix Nobel de médecine en 2015. Il s’agit de l’Artequick, produit à base d’artémisinine et de pipéraquine, visant à éradiquer le paludisme qui frappait durement l’archipel. En 2018, selon l'ambassadeur de Chine aux Comores, He Yanjun, le nombre de cas de paludisme serait passé de 100 000 à 1 500 par an. 
Pour promouvoir la Covid Organics, Andry Rajoelina n’a pas hésité à la boire devant les caméras de télévision.
Pour promouvoir la Covid Organics, Andry Rajoelina n’a pas hésité à la boire devant les caméras de télévision.

Covid Organics : le joli coup du président malgache 
Alors que l’artemisia annua figure dans la médecine traditionnelle chinoise depuis plus de 2000 ans, le président malgache, Andry Rajoelina, a réussi l’exploit de placer son pays sous le feu des projecteurs en proposant un nouvel usage de cette plante médicinale surtout connue pour ses effets antipaludéens. En effet, la Covid Organics, conçu par l’Institut malgache de recherches appliquées (IMRA), est une tisane qui serait efficace dans la prévention de la covid-19. Elle est élaborée à 62 % à partir d’artemisia annua associée à des plantes médicinales malgaches dont l’identité n’a pas été dévoilée. Bien évidemment, l’annonce d’Andry Rajoelina a suscité des réserves chez certains scientifiques et praticiens malgaches, mais surtout des ricanements en Occident où l’on peine à imaginer qu’un pays pauvre puisse faire mieux que les pays riches. Il faut signaler que l’IMRA, qui a vu le jour en 1957 sous la forme d’une ONG, travaille sur les plantes médicinales et la médecine traditionnelle, un domaine très riche à Madagascar. De ses diverses recherches sont issues plusieurs gammes de médicaments : antidiabétique, stomatologie et ORL, cardiovasculaire et neurologie, dermatologie, gastroentérologie, hépatologie, rhumatologie, produits de confort… Depuis ses débuts, l’Institut a publié environ 350 articles scientifiques dans des journaux de réputation internationale. Dirigé par un ancien du Laboratoire Pierre Favre, le Dr Charles Andrianjara, L’IMRA est depuis 2012 une fondation reconnue d’utilité publique et a obtenu lestatut de centre régional de recherche par l’Union africaine. Même s’il n’a pas (encore) convaincu l’OMS (qui attend des essais cliniques), sa Covid Organics rencontre déjà du succès sur le continent africain. 
 

Le président malgache en visite chez Bionexx qui fournit l’artemisia annua entrant à 62 % dans la composition de la Covid Organics. Andry Rajoelina ne compte par s’arrêter à la production de tisane.
Le président malgache en visite chez Bionexx qui fournit l’artemisia annua entrant à 62 % dans la composition de la Covid Organics. Andry Rajoelina ne compte par s’arrêter à la production de tisane. ©Droits réservés
 
Les travaux de la Chinoise Tu Youyou sur l'artémisinine lui ont valu le prix Nobel de médecine en 2015.
Les travaux de la Chinoise Tu Youyou sur l'artémisinine lui ont valu le prix Nobel de médecine en 2015.  ©Droits réservés

Artémisinine et chloroquine : même combat 
C’est au début des années 1970, en pleine guerre du Vietnam, que la Chinoise Tu Youyou, chercheuse en pharmacie, découvre l’artémisinine en travaillant sur l’artemisia annua, plante de la médecine chinoise traditionnelle. De quoi produire un puissant antipaludéen dont les Viet- Congs, amis des Chinois, firent un grand usage. En effet, le paludisme causait des ravages dans leurs rangs et ils n’avaient pas accès à la chloroquine comme leurs adversaires américains. Dans le contexte de la guerre du Vietnam et de la guerre froide, la découverte de Tu Youyou est restée inaperçue. C’est seulement en 2001 que l’OMS a commencé à s’y intéresser, avant de la préconiser en 2004. Quant à Tu Youyou, ses longues années de travaux lui ont valu le prix Nobel de Médecine en 2015. Et l’on peut dire qu’aujourd’hui, les ACT (Artemisinin-based Combination Therapy), médicaments associant de l’artémisinine, ou l’un de ses dérivés, à une autre molécule, se révèlent les plus efficaces pour prévenir et soigner le paludisme. De quoi s’étonner qu’on ne les trouve pas en France. Peut-être ne sontils pas assez coûteux ? De son côté, la chloroquine a rencontré de plus en plus de résistances face à certaines espèces de parasites qui caractérisent le paludisme. Rappelons que cette maladie continue de tuer, chaque année, près de 500 000 personnes dans le monde. Le professeur français Didier Raoult a néanmoins montré l’efficacité de la chloroquine (associée à un antibiotique) dans le traitement de la covid-19. L’artémisinine étant une molécule proche de la chloroquine, cela donne des gages à la Covid Organics proposée par Madagascar. 

Les Africains font de la résistance
À l’heure où nous bouclons cette édition, l’Afrique semble résister à la covid-19 beaucoup mieux que l’Occident alors que les confinements de populations y sont partiels, voire inexistants. Comment confiner les habitants d’une ville où le secteur informel occupe la majorité des actifs ? Comment confiner des gens qui luttent quotidiennement pour pouvoir manger ? C’est l’émeute assurée ! Car ces gens préfèrent courir le risque d’être contaminés que de mourir de faim. Mais qu’est-ce qui explique une mortalité faible par rapport à celle enregistrée dans les pays européens, et en particulier en Italie, en France et en Espagne, « champions du monde » du nombre de mort par million d’habitants ? Sans doute la jeunesse de la population africaine, mais aussi, peut-être des résistances dues à la prise d’antipaludéens. Ce qui, une fois de plus, confirmerait que la professeur Didier Raoult a vu juste en préconisant de la chloroquine contre la Covid-19.