Crise au Sénégal : le décryptage de Bernard Lugan
Rarement avares de schématisations et d’analyses médiocres, les médias français viennent de se surpasser à propos de la crise que traverse actuellement le Sénégal et des émeutes sanglantes qui en ont découlé ces dernières semaines. Qu’en est-il réellement ?
Pour les médias français, l’explication de la crise que traverse le Sénégal est simple. Il s’agirait du rejet par la jeunesse d’un président tentant de se maintenir au pouvoir à travers un troisième mandat et qui, pour y parvenir, aurait fait disqualifier son jeune opposant épris de démocratie par une justice aux ordres. Le tout sur fond de crise économique et sociale.
Affligeante de superficialité, une telle présentation fait l’impasse sur le mal profond qui mine le Sénégal. Longtemps exception en Afrique, ce pays voit en effet aujourd’hui son système politique arriver à la fin d’un cycle à travers l’essoufflement du mythe de l’État supra-ethnique. Et cela, les butors médiatiques français ne l’ont naturellement pas vu…
Retour en force des ethnies
À l’exception du séparatisme casamançais, et en dépit de sa vingtaine de groupes ethniques, cette « vitrine de la démocratie en Afrique » qu’est le Sénégal n’a pas connu de conflit ethnique. Or, actuellement, il rejoint peu à peu le lot commun continental, ses propres déterminismes y étant en passe de l’emporter sur l’État supra-ethnique patiemment constitué par ses dirigeants depuis la décennie 1960.
Bannie de l’administration dès les indépendances, l’ethnie est désormais revenue en force dans le débat politique sénégalais. Paradoxe cependant, quoiqu’interdite politiquement, la réalité ethnique était régulièrement mentionnée à travers les recensements de la population afin de bien mettre en évidence la domination démographique des Wolofs, soit 40 % des Sénégalais. Cinq autres ethnies totalisent environ 52 %, à savoir les Sérères 16%, les Peuls 14 %, les Toucouleurs 10 %, les Diolas 8 % et les Mandingues 5 %. Les autres ethnies rassemblent 7% de la population sénégalaise. Une précision cependant, les Peuls et les Toucouleurs étant très proches, et comme ils sont associés dans la croyance populaire, leur poids est donc d’environ 25 % de la population sénégalaise totale.
Dès les indépendances, conscients de la fragilité du pays, précisément en raison de sa mosaïque ethnique, les dirigeants sénégalais avaient cherché à mettre l’État en construction au-dessus des déterminismes ethniques, tout en reconnaissant l’existence de six langues. Or, de fait, ce fut l’une d’entre elles, le wolof qui, en raison du nombre de ses locuteurs, prit le dessus. Durant des décennies, la question ethnique se posa alors au Sénégal en termes différents du reste de l’Afrique, dans la mesure où les Wolofs dominaient le pays. On a ainsi pu parler de « wolofisation » du Sénégal, mouvement qui connut une accélération après le départ du président Senghor en 1980. Ce dernier avait la particularité dans ce pays quasi-totalement musulman d’être catholique et Sérère.
En plus de la langue, l’hégémonie wolof se traduisit dans le domaine musical avec la domination du mbalaax (musique populaire basée sur les percussions – NDLR), dans les médias et dans le monde politique. Ainsi, lors du premier tour des élections présidentielles de 2000, sur les huit candidats en lice, sept étaient Wolof.
Revendications culturelles et quête du pouvoir
Dans ces conditions, se posa immanquablement le problème de l’existence des autres composantes ethno-linguistiques du Sénégal en dehors de ce que les observateurs qualifiaient de modèle « islamo-wolof ». Ce fut alors, et insensiblement, que les villes postulées être le creuset des brassages ethniques constituèrent tout au contraire la base des revendications identitaires. À travers des radios et des associations communautaires comme, entre autres, le Ndef leng des Sérères, le Pël (Mouvement politique de « haalpulaarisation ») ou encore l’ARP (Association pour la renaissance du pulaar), les affirmations culturelles des ethnies minoritaires s’exprimèrent face à l’exclusivisme du wolof. Puis, cette revendication se transforma naturellement en quête du pouvoir.
Cette évolution fut un moment cachée par le rejet du président Abdoulaye Wade qui coalisa contre sa personne toutes les oppositions politiques et ethniques. C’est ce qui permit d’ailleurs l’ascension du Peul Macky Sall qui rompit en 2008 avec le président Abdoulaye Wade jusque-là son mentor, et dont il était le Premier ministre. Il remporta ensuite les présidentielles de 2012, battant le sortant Wade grâce à une très large coalition, le Benno Bokk Yakkar, ce qui signifie en wolof « unis pour le même espoir ».
Cependant, en 2015, le non-dit des ethnies et des castes surgit subitement au grand jour quand l’ancien président Wade, furieux de l’inculpation de son fils Karim dans une affaire d’« enrichissement illicite », déclara que le président Macky Sall était « un descendant d’esclaves dont les parents étaient anthropophages (et que) dans d’autres situations, je l’aurais vendu en tant qu’esclave (…) ». Ces attaques insensées n’empêchèrent pas Macky Sall d’être réélu au premier tour des élections présidentielles de 2019 avec plus de 58 % des voix, allant donc au-delà de sa base ethnique, celle des Alpulars – ceux qui parlent le pulaar, le peul – et de celle de sa femme qui est d’ethnie sérère. Sans oublier qu’il a bénéficié du soutien de la puissante confrérie des mourides.
L’opposant qui déteste la France
Or, depuis cette élection, son opposition joue très clairement la carte ethnique pour tenter de l’affaiblir en vue du prochain scrutin de 2024. C’est ainsi que le président est accusé de favoriser les Peuls en leur donnant trop de postes officiels, trop d’emplois publics. La presse d’opposition et les réseaux sociaux décortiquent ainsi systématiquement les nominations en publiant les origines ethniques des bénéficiaires afin de tenter de montrer que les Foutankais – les originaires du Fouta, lire les Peuls et ceux qui leur sont associés – bénéficient de passe-droits.
Candidat pour les élections présidentielles de 2024, Ousmane Sonko, qui est « sobrement » présenté par les partisans de Macky Sall comme « un libidineux » et comme un « jouisseur arrogant », a perdu le soutien d’une grande partie de l’opinion sénégalaise en commettant une faute politique majeure quand, au mois de février 2022, il déposa plainte contre son propre pays devant la Cour pénale internationale (CPI), ne craignant pas d’accuser l’État sénégalais de discrimination et de génocide (!!!) contre les Casamançais (Diolas, Mandingues, Soninkés et Manjaques), et également en raison des « préjugés les empêchant d’accéder à des postes importants ». Cette plainte aussi insolite qu’irrecevable fut très naturellement invalidée par la CPI, mais Ousmane Soko continua à souffler sur les braises de l’ethnisme en déclarant que le président Macky Sall considère les Diolas « comme des paresseux qui passent leur temps à boire de la bière à base de riz ».
Comme il déteste la France, qu’il ne cesse de la dénoncer, elle et le CFA, ainsi que les entreprises françaises installées au Sénégal, les médias français ont donc les « yeux de Chimène » pour Ousmane Soko qu’ils présentent comme le candidat de la jeunesse et du renouveau, de la démocratie et du progrès. Ce faisant, ils ne voient pas, ou pire encore, ils ne veulent pas voir qu’il agit en pyromane. En allumant sans cesse des incendies ethniques pouvant à tout moment devenir incontrôlables, Ousmane Soko et ses partisans accélèrent la fin de l’exception politique sénégalaise. Espérons pour ce pays ami que cela ne se terminera pas par une nouvelle tragédie africaine.
Bernard Lugan : Historien français spécialiste de l’Afrique où il a enseigné durant de nombreuses années, Bernard Lugan est l’auteur d’une multitude d’ouvrages dont une monumentale Histoire de l’Afrique. Et il vient de rééditer son Histoire de l’Afrique du Sud. Il a été professeur à l’École de guerre, à Paris, et a enseigné aux écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan.
Il a été conférencier à l’Institut des hautes études de défense national (IHEDN) et expert auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda-ONU (TPIR). Il édite par Internet la publication mensuelle L’Afrique Réelle.